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War God / The Big Calamity

(1ère publication de cette chronique : 2025)
War God / The Big Calamity

Titre original : Zhan shen / 戰神

Titre(s) alternatif(s) : Gwan Gung vs Aliens, Hong Kong Calamity, The Big Calamity

Réalisateur(s) : Chen Hung-min

Année : 1976

Nationalité : Taïwan

Durée : 1h31

Genre : Calamiteux

Acteurs principaux : Ming-Lun Ku, Hsin Tang, Ling-Ling Hsieh, Yu-Hsin Chen

John Nada
NOTE
3.75 / 5


Mais Ulysse qu’est-ce que tu fais là ? Retourne vite au lit, il faut dormir, il y a école demain ! Quoi ? Pourquoi moi je suis encore debout ? Et bien papa travaille, tu le vois bien. Qu’est-ce que c’est que ces gros monstres rigolos sur mon écran ? Ah ça c’est parce que j’écris une chronique pour Nanarland. Oui c’est ça mon travail ce soir, c’est… ahem, très important. De quoi ça parle ? Bon… allez, viens t’assoir sur mes genoux, je vais te raconter.

Il était une fois à Hong Kong, perle de l'Orient, un peuple qui vivait dans la torpeur doucereuse et un rien béate du capitalisme sauvage et de la consommation de masse. Un jour, ce peuple fut victime d’étranges phénomènes : pluie brûlante et gros grêlons multicolores, perte de gravité, tremblements de terre… Alors que la communauté scientifique se perdait en vaines conjectures, l’explication ne tarda pas à venir quand des Martiens grands comme des immeubles débarquèrent dans leur jolie soucoupe et menacèrent – devine quoi Ulysse ? – d’anéantir la Terre.

Le film chinois qui a coûté des milliers et des milliers de « dallors » en or !

Ils exigèrent que les humains cessassent leurs essais nucléaires, dont les retombées radioactives venaient « polluer l’orbite de Mars ». Ne ris pas Ulysse, les Martiens ne sont pas d’humeur à plaisanter. Alors à ton avis, à qui ces extraterrestres vont-ils d’abord s'en prendre ? Aux États-Unis, à l'URSS, ou toute autre grande puissance nucléaire comme ça pourrait te sembler logique ? Et bien non Ulysse, les Martiens ont décidé que c’étaient les Hongkongais qui allaient trinquer pour l’exemple. Pourquoi Hong Kong ? Ça mon cher Ulysse je t’avoue que je n’en sais rien. Pourquoi n’ont-ils pas attaqué Taipei d’ailleurs, vu qu’on est dans une production taïwanaise ? Peut-être que la censure veillait au grain, peut-être que le Kuomintang n’aurait pas apprécié qu’on représente la destruction de la capitale, même en maquette. Peut-être aussi que les Martiens sont nuls en géographie. Va donc pour Hong Kong !


Ulysse, je constate avec un brin d’inquiétude que tu n’as pas du tout l’air d’avoir sommeil, alors bois ce grand verre de lait et laisse-moi à présent te brosser un bref portrait du contexte cinématographique de l’époque. Dans les années 1970 vois-tu, l’Asie a connu un boom de films Tokusatsu complètement barrés, sous l’influence des séries télé japonaises qui cartonnaient partout sur le continent.

En Thaïlande, on peut citer les co-productions de Sompote Sands comme Hanuman vs. 7 Ultraman (1974) et Hanuman and the Five Kamen Riders (1974), dans lesquels le dieu singe Hanuman, transformé en créature géante de kaiju eiga, faisait équipe tantôt avec les héros de la franchise nippone Ultraman, tantôt avec ceux de Kamen Riders. Citons aussi le bien givré Jumborg Ace & Giant (1974), dans lequel une statue géante thaï nommée Yuk Wud Jaeng faisait équipe avec le héros de la série japonaise Jumborg Ace pour péter la gueule à des Martiens.


A Hong Kong, les prestigieux studios de la Shaw Brothers ont produit le fendard Super Inframan (1975), qui propose une réjouissante galerie de monstres et de la baston non-stop dans un scope splendide (celui-ci Ulysse, promis, quand tu auras cinq ans on pourra le regarder ensemble). Mais c’est peut-être encore à Taïwan que les producteurs ont déliré le plus sévèrement. Figure-toi qu’en l’espace de quelques mois à peine, les studios de l’île ont produit la trilogie The Super Riders (1975), The Five of Super Riders (1976) et Super Riders Against the Devils (1976, sorti en France sous le titre très poétique Les Fantastiques Supermen Chinois), qui était une version chinoise de la série nippone Kamen Riders. Il y a eu aussi le survitaminé The Iron Superman (1975), bricolé à partir de la série japonaise Super Robot Mach Baron. Et puis en 1976 il y a eu coup sur coup Mars Men alias Les Hommes d'une autre planète (un film taïwanais bricolé à partir d'un film thaïlandais pompant une série TV japonaise, tu suis Ulysse ?) et War God alias The Big Calamity alias Gwan Gung vs Aliens, qui est le film qui nous intéresse ici.



Toujours pas sommeil ? Bon, je continue… Les Hommes d'une autre planète et War God présentent pas mal de points communs, même s’il s’agit bien de deux films distincts. Les deux métrages sont scénarisés par Ching-Chieh Lin, et réalisés par Chen Hung-min. Ils sont sortis dans les salles taïwanaises à seulement trois semaines d’intervalle. Et le pitch est quasi identique : dans Les Hommes d'une autre planète, c’est « un robot géant et une statue géante protègent la Terre contre des Martiens géants », et dans War God c’est « une statue géante protège la Terre contre des Martiens géants ».


War God reprend la trame classique des kaiju eiga, avec un premier acte de mise en place (en gros, des scènes d’exposition avec des humains qui parlent – clairement pas le plus intéressant), et un second acte de baston tous azimuts entre des créatures géantes (clairement ce qu’on a le plus envie de voir, pas vrai Ulysse ?). Heureusement, le premier acte de War God n’est pas aussi assommant que dans certains kaiju, et témoigne à merveille de la parfaite maîtrise du système D chinois par le réalisateur Chen Hung-min. La pluie brûlante ? Un personnage qui reçoit quelques gouttes et dit « ouille, c’est chaud ». Les grêlons multicolores ? De petits blocs de plastique bleus et rouges. Le tremblement de terre ? On filme des immeubles en secouant bien fort la caméra. La perte de gravité ? On attache des figurants avec du fil de pêche et on les soulève en leur demandant de se trémousser en prenant un air ahuri. Le résultat à l’écran est drôle comme tout Ulysse !

De gros grêlons multicolores : l’une des dix plaies de Hong Kong, selon l’Ancien Testament martien.

Les Martiens partent à la pêche.

Mais le top de l’effet spécial facile et pas cher, c’est quand les Martiens détraquent l’espace-temps : les avions volent en marche arrière, les voitures, les vélos, les chiens et les piétons aussi, la fumée du ciel rentre dans les cheminées comme par magie… A ton avis, comment ont-ils fait ? Eh oui, ils ont juste projeté ces scènes à l’envers, bravo Ulysse ! Tiens, pour te récompenser de ta perspicacité je t’offre cette sublime figurine Goldocrack, le cousin made in Taïwan de Goldorak !


Peut-être que si tu le glisses sous ton oreiller il t’aidera à dormir ? Plaît-il ? Non, tu ne peux pas refuser ce cadeau, ce serait très malpoli de ta part. Oui, même si tu le trouves moche et qu’il te fait peur. Bon, où en étais-je ? Ah oui, les Martiens étant Hippos Gloutons sur les bords, on nous fait aussi le coup des objets qui disparaissent grâce à la magie du montage : abracadabra la récolte de riz elle est là, hop elle est plus là. Et la vache. Et les oies.

Une soucoupe volante que n’aurait pas renié Ed Wood.

Le bon riz il est là.

Hop, il est plus là.




Les Martiens, c’est tous des voleurs !

Visiblement fans de l’album Abbey Road, les Martiens rendent un vibrant hommage aux Beatles.

Hin ! Hin ! Hin !

Faut-il voir, du fait que les agresseurs viennent de la planète rouge, une parabole sur les risques d’invasion par la Chine communiste ? C’est possible mon cher Ulysse, mais le propos politique s’arrête là et on est clairement dans un pur film de divertissement, pas un brûlot idéologique. Pour s’en convaincre, il suffit de voir la dégaine des Martiens : un costume d’astronaute premier prix, une grosse tête toute ronde surmontée de petites cornes et deux antennes, de grands yeux globuleux de mouche… de vrais, beaux, superbes craignos monsters ! Et qui parlent tous comme s’ils avaient un cancer de la gorge, avec des voix distordues d’électrolarynx.

Gestion de crise : les plus grands scientifiques sont sur la brèche, et mettent en commun leur génie pour analyser la situation.

Voici un portrait robot des Martiens, ils ont une grosse tête car, euh… ils utilisent sans doute beaucoup leur cerveau.

Utiliser son cerveau ? Oh mon dieu quelle horreur !

Ecoute-moi bien Ulysse : pour comprendre l’intense bonheur ressenti lors du visionnage, il faut maintenant te les représenter ces Martiens, paradant crânement au milieu des maquettes comme des caïds de bac à sable, balançant négligemment un coup de pied dans un auto-pont, ou défonçant un immeuble en carton d’un revers d’électro-massue, sautillant et trépignant comme des sales gosses en écrabouillant des modèles réduits de voitures, le tout en ricanant très fort comme des vauriens. Comment t’expliquer… tu te souviens des méchants hooligans bourrés à la bière la dernière fois que je t’ai emmené au Parc des Princes ? Et bien imagine-les se trimballer dans des costumes en caoutchouc ridicules, comme cette mascotte du parc aquatique qui te faisait tant rigoler l’été dernier, et tu auras une petite idée du résultat. De mémoire, je n’avais encore jamais vu de méchants de cinéma détruire des trucs avec autant de hargne primesautière et d’intense jubilation. On dirait un peu toi quand tu sautes dans les flaques, fripouille !




Les Martiens, véritables bullies de l’espace, évoquent irrésistiblement des sales gosses en train de casser leurs jouets.

En ville, la cohabitation entre automobilistes et piétons est parfois difficile.


Les protagonistes humains au coeur de l’intrigue sont essentiellement monsieur Chao, un vieux sculpteur presque aveugle, et son fils Chiao-Chun, ingénieur dans la recherche aérospatiale. Cloîtré dans son modeste atelier, le père travaille depuis quatre ans sur une sculpture en bois représentant Guan Yu, le « dieu de la guerre » qui donne son titre au film. Toujours pas sommeil Ulysse ? Alors profites-en pour t’instruire avec ce petit aparté historico-culturel : Guan Yu est un général chinois de la fin de la dynastie Han, devenu une figure mythique connue dans toute l’Asie. On le représente traditionnellement comme un géant à face rouge (symbolisant la loyauté et la droiture) avec une très longue barbe et portant un guandao (une arme d’hast à hampe moyenne de l’époque des Song). Il a été immortalisé dans le roman des Trois Royaumes, où il est dépeint comme un guerrier loyal et honorable capable d'exploits surhumains.

Monsieur Chao (Yu-Hsin Chen), sculpteur très attaché aux préceptes du confucianisme.

Son fils Chao-Chung (Ming-Lun Ku), scientifique hyper cartésien.

Sa fille Chao Li-Yu (Ling-Ling Hsieh) qui, plutôt que d’étudier à s’en faire saigner les yeux comme une bonne jeune fille chinoise pétrie de moralisme confucéen le devrait, préfère s’encanailler en faisant la fofolle avec ses amis zazous (on nous la montre rouler nuitamment et à vive allure sur sa mobylette, sans casque et, beaucoup plus grave, danser n’importe comment sur le Kung Fu Fighting de Carl Douglas). Ce manque d’assiduité scolaire et de piété filiale sera évidemment puni par la providence puisqu’elle sera la seule et unique humaine à être enlevée par les Martiens.

La statue de Guan Yu, le chef-d’oeuvre ultime de Monsieur Chao, qu’il aura tout de même mis quatre ans à sculpter (dont une nuit entière pour peindre les yeux, bonjour la productivité).

La très controversée statue géante de Guan Yu qui avait été édifiée entre 2013 et 2016 à Jingzhou, en Chine, pour être finalement démolie en 2022 ! (et les pauvres Martiens n’y sont pour rien).

Très pieux, le vieux sculpteur est persuadé que s’il réussit à produire une oeuvre parfaite, le dieu Guan Yu s’incarnera dans sa sculpture pour défendre le peuple chinois, au grand dam de son fils qui s’agace de toutes ces superstitions. Thème classique, la relation père/fils incarne un conflit de génération a priori irréconciliable entre tradition et modernité, croyance spirituelle et approche cartésienne, vénération pieuse des mythes divins et hyper-rationalité scientifique. Bref, comme dans un buddy-movie, on s’attend naïvement à ce que le père et le fils parviennent à dépasser leurs différences, réalisent qu’ils sont en réalité complémentaires et détiennent chacun une partie de la solution au problème. Sauf que non Ulysse ! Le super pistolet-laser créé par le fils et « capable de percer n’importe quel matériau » s’avère parfaitement inefficace contre les Martiens, dont la carapace en caoutchouc est plus épaisse que prévu. En revanche, après moult prosternations et suppliques larmoyantes, la statue du père grandit soudain jusqu’à atteindre précisément la taille des envahisseurs martiens. Le père avait tout compris, son fils avec bac+10 est un idiot. Tu vois Ulysse, les pères ont toujours raison ! Toujours ! Et cesse de soupirer je te prie !



Les scientifiques tirent des rayons laser bleus. Les Martiens répliquent aussitôt avec leurs massues-laser à rayons roses. Epique !

Après la trilogie Daimajin au Japon, après Les hommes d’une autre planète (statue du teeeemple !), une nouvelle statue géante va faire roter leurs dents aux méchants.

Tel un pratiquant de wushu, voilà que le Guan Yu modèle XXXL se met aussitôt à agiter son guandao dans tous les sens, sur fond de musique traditionnelle chinoise triomphale, pleine de Tsin ! Bang ! Tada-daaa ! Transi devant un tel spectacle, un des Martiens croit utile de prévenir ses congénères avec cette réplique pleine de bon sens : « C’est le dieu des Chinois, il connaît sans doute le kung-fu ! ». Et oui Ulysse, les Martiens commencent à avoir les miquettes ! Guan Yu est grand, Guan Yu est beau, son front est noble, son port altier, il a un jarret de fer et un poignet d'acier mais… zut, il est aussi miro comme une taupe. Le sculpteur se frappe le front de la main : quel étourdi, il a oublié de lui peindre des yeux ! Heureusement, l’erreur sera vite corrigée et le général Guan Yu va pouvoir tabasser du Martien à tour de bras.

Gros pétage de tronches martiennes en vue !


Les Martiens ont démoli Hong Kong. Guan Yu va démolir les Martiens.

Sans surprise Ulysse, le reste du film se résume dès lors à de la grosse marave de cours de récré entre des types en costumes caoutchouteux, se balançant de grandes beignes et se vautrant avec enthousiasme dans des maquettes de buildings, avec plein d'explosions de pétards, de rayons laser fluo, le tout entrecoupé de plans sur des figurants qui courent, crient et agitent les bras avec beaucoup d'énergie en se prenant de petits morceaux de balsa sur la tête. Un plaisir totalement régressif. Une certaine idée du bonheur. Oui Ulysse, papa a beaucoup aimé alors s’il te plaît, ne lève pas les yeux au ciel quand papa t’ouvre son coeur…

Taïwan a beau être à l'autre bout du monde, on n'est pas loin du théâtre lyonnais de Guignol...

Les effets spéciaux de War God, plutôt soignés et riches en explosions pyrotechniques, ont été supervisés par le spécialiste japonais Koichi Takano, qui a exercé ses talents au sein de la Toho puis chez Tsuburaya Productions. Il a notamment travaillé sur Le Retour de Godzilla, King Kong contre Godzilla, la franchise Ultraman, Super Robot Red Baron et aussi quelques productions taïwanaises avec des monstres géants bien foldingues comme The Devil From the Bottom of the Sea ou The Founding of Ming Dynasty (qui proposait des combats de dragons et se concluait sur l’affrontement entre un diable géant et un yéti géant !).

Le film se termine par la défaite écrasante des Martiens, et laisse à la sagacité des spectateurs le soin de méditer ce message : si un jour des Martiens géants débarquent pour ratatiner nos villes, il ne faudra pas compter sur la science pour nous sauver mais sur la foi, et pour le peuple chinois il n’est point d’avenir sans connaissance du passé, respect de son Histoire, vénération de ses valeurs et de ses traditions millénaires. Eh oui Ulysse, Confucius, Lao Tseu ou Sun Tzu sont plus forts que les aliens ! Alors tu vas peut-être trouver que c’est une morale gentiment réac’, et tu n’auras pas tout à fait tort. Mais à bien y réfléchir Ulysse, à quoi nous servirait la science de l’IA, des algorithmes ou de la physique quantique face à des types en costume de caoutchouc, hein ? C’est pourtant évident Ulysse : le salut ne peut naître que dans la BAGARRE, les bourre-pifs et les claquages de beignet, les suplex et les body slam, le tout dans l’indispensable et purificateur écrabouillement de maquettes. Quand on y pense, War God transposé dans le cinéma français, c’est un peu comme si des Martiens géants débarquaient à Paris, se mettaient à cabosser la tour Eiffel, et qu’on leur envoyait une statue géante de Vercingétorix, Clovis ou Jeanne d’Arc pour leur coller une grosse raclée. Sacré bon concept Ulysse, tu ne trouves pas ? Non ? Pfff, bon allez, finis ton verre de lait et file te coucher maintenant…


Un duel final digne de Sergio Leone.

Maintenant que le petit est couché, évoquons entre grandes personnes un dernier point : la place où se situe War God dans la production ciné taïwanaise. Lors d’une conférence qui s’est tenue en 2019 à la Cinémathèque française, Wafa Ghermani (Docteure en études cinématographiques et spécialiste du cinéma taïwanais) opposait un cinéma officiel, de « bon genre », à un cinéma de « mauvais genre », beaucoup plus marginal, et distinguait notamment les oeuvres produites en mandarin de celles produites en taiyu (taïwanais). « On considère que le nouveau cinéma taïwanais des années 1980 aurait brisé les codes d'un cinéma commercial inféodé à l'État, qu'il aurait représenté l'île et son histoire comme jamais auparavant. C'est oublier qu'avant Hou Hsiao-hsien, Edward Yang et Tsai Ming-liang, il a existé, dans les années 1960 et au début des années 1980, un cinéma de genre qui, sous ses dehors bassement commerciaux, menait une attaque directe contre l'art officiel. Ce cinéma de « mauvais » genre, foutraque, fauché, carnavalesque, hilarant, violent, mélo, souvent rebelle et transgressif, constitue l'histoire longtemps refoulée d'un autre cinéma taïwanais, loin de l'art, proche de la rue, comme une rumeur souterraine prête à l'explosion. » Où se situe War God ? De prime abord, on pourrait être tenté de le qualifier de « cinéma de mauvais genre », simplement parce qu’il s’agit de cinéma populaire à petit budget. Foutraque, fauché, carnavalesque, hilarant, le film l’est sans aucun doute. Mais il n’est aucunement rebelle et transgressif.

A Taïwan, les rapports entre cinéma, société et Etat sont plus étroits et complexes qu’ailleurs. La production cinématographique des années de dictature dans l’île (1945-1978, puis démocratisation progressive jusqu’en 1987) témoigne de la volonté, notamment par le truchement des studios d’Etat, d’imposer une identité chinoise immuable et immémoriale, pétrie de moralisme confucéen. Les années 1970 sont d’ailleurs marquées par un mouvement de « renaissance culturelle » dans l’île, en opposition à la révolution culturelle maoïste. Or War God, avec son histoire de Guan Yu géant – icône martiale particulièrement prisée des policiers et militaires, figure mythique d’un passé chinois glorifié, qui défend le bon peuple à condition d’être révéré jusqu’à l’idolâtrie – s’inscrit parfaitement dans la politique de sinisation culturelle et d’ordre moral traditionnel portés par le Kuomintang.

Si le sujet vous intéresse, on vous suggère de lire "Le cinéma taïwanais, fictions d'une nation", de Wafa Ghermani.

War God a pourtant été produit par deux petits studios indépendants, la Hsing Hua Film Production Company et la Tai Ji Film Company, mais cette indépendance était relative car les petits producteurs restaient souvent dépendants des studios d’Etat pour les tournages et la post-production. Notons aussi que War God n’est pas une production en taiyu (dialecte taïwanais) mais en mandarin, la langue importée et imposée par les troupes nationalistes continentales de Tchang Kaï-chek (15% de nouveaux venus, arrivés après 1945, qui imposent leur langue à 85% d’autochtones... pas très démocratique tout ça !). Pendant la dictature du KMT, l’usage des dialectes taïwanais est d’abord interdit à l’école puis, durant les années 1970, dans tout l’espace public et donc au cinéma. Autre signe distinctif qui n’est pas anodin : War God se passe à Hong Kong qui, bien que sous contrôle britannique, incarnait alors avec Taïwan la « Chine libre » opposée à la Chine communiste de la République Populaire (nous n’avons pas réussi à déterminer si War God était une production 100% taïwanaise ou une co-production avec Hong Kong – les sources divergent sur ce point).

Pour autant, War God n’a évidemment rien d’une oeuvre de propagande. C’est un pur nanar d’exploitation, très éloigné des bandes va-t-en-guerre (comme le très peu subtil 800 Heroes, sorti chez nous sous les titres Le Pont le plus long et L'attaque dura 5 jours) ou des films de réalisme social (mouvement du Réalisme Sain) qui servaient complaisamment la soupe au pouvoir en place. War God serait plutôt une oeuvre commerciale de relative compromission : un film de grosses bébêtes qui se situe délibérément dans une zone grise, prudemment éloigné des pôles extrêmes que constituaient d’un côté le cinéma officiel inféodé aux autorités en place, et de l’autre un cinéma populaire aux thèmes et aux discours plus osés et subversifs. Technicien souple et compétent, le réalisateur Chen Hung-min semble d'ailleurs avoir été autant à l'aise dans les films de propagande que dans les oeuvres commerciales à petit budget.

Chen Hung-min.

Chen Hung-min est né en Chine, a migré à Taïwan et y a débuté sa carrière comme monteur, au début des années 1950, au sein du Studio d’Education Agricole – un des rares studios à avoir suivi le Parti Nationaliste chinois lors de sa retraite à Taïwan. Ce studio va être rebaptisé CMPC (Central Motion Picture Corporation), véritable studio d’Etat qui ne produit… qu’un film par an ! A partir de 1956, Chen Hung-min va donc, comme nombre de ses collègues techniciens, travailler en parallèle sur des productions indépendantes en dialecte taïwanais. Le style de ces films est radicalement différent : les budgets microscopiques imposent des tournages guérilla, sans autorisation et dans l'urgence, en une ou deux prises max, avec un côté bricolé et une énergie qui explose à l'écran. Puis Gong Hong, le patron du CMPC, envoie Chen Hung-min compléter sa formation au Japon, où il travaille comme monteur pour la Toho puis la Toei. De retour à Taïwan dans les années 1960, il continue à travailler comme monteur (l’IMDB lui attribue 125 films à ce poste, dont le prestigieux Dragon Inn de King Hu), tout en démarrant une carrière de réalisateur. Outre War God et Les Hommes d'une autre planète, on lui doit d’avoir mis en scène le wuxia The Vengeance of the Phoenix Sisters, le sympathique Little Hero et pas mal de films d’arts martiaux.

- John Nada -

Cote de rareté - 4/ Exotique

Barème de notation

Un superbe diorama réalisé par un fan.

Sorti dans les salles taïwanaises en juillet 1976, War God est ensuite resté invisible pendant de longues années. Des affiches, photos, lobby cards, dossier de presse et coupures de journaux circulaient sur le net, attestant l’existence du film, mais aucune copie ne semblait plus exister, y compris dans les archives du Taiwan Film and Audiovisual Institute, et l’on craignait que le film soit bel et bien perdu.

Et puis un jour, le rip d'une VHS estampillée "Cathay Home Video" (un éditeur de Singapour) a été exhumé. L’image n’est pas de bonne qualité, elle est sévèrement recadrée (le 16:9 est raboté en 4:3), en mandarin avec des sous-titres anglais d’époque parfois approximatifs et eux aussi rabotés sur les bords de l’image. Mais cette copie, aussi imparfaite soit-elle, permet au moins de découvrir le film et c’est déjà beaucoup. Une version « restaurée » a été financée par le cinéaste hongkongais Pang Ho-Cheung, et projetée en 2020 lors du Taipei Golden Horse Film Festival. Grosse déception : il s’agit en fait d’une pseudo-restauration numérique faite à partir de la copie VHS, et qui n’apporte en fait aucune amélioration visible.



War God est sorti en blu-ray chez Gold Ninja Video mais, si le support évolue, la source demeure hélas la même : la VHS de chez Cathay Home Video.