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Entretien avec
Romano Kristoff

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Romano Kristoff

C’est l’une des dernières grandes figures du bis philippin des années 1980 que Nanarland n'avait pas encore eu l’occasion d’interviewer. C’est aussi celui qui conservait une part d'ombre, baroudeur à la fois sur et en dehors des plateaux, passé de la vie de légionnaire dans les brûlants déserts d’Afrique aux rôles de karatékas ou de sous-Rambo aux Philippines, en Corée du Nord ou au Cameroun. Au tournant des années 2000, après un sévère déclin de l’industrie ciné à Manille, Romano Kristoff semblait s’être volatilisé. Parmi ses connaissances, les spéculations allaient bon train : certains croyaient savoir qu’il vivait à l’étranger, d’autres le prétendaient caché aux Philippines sous une nouvelle identité. Les uns se demandaient s’il n’était pas en cavale, ou en mission, ou même mort, éliminé par la pègre de Manille qui aurait cherché à racketter un restaurant qu’il aurait tenu… Aujourd’hui, nous savons que Romano vit en Thaïlande, pour un temps du moins, et qu’il est en pleine forme. Il a gentiment accepté de retracer pour nous son parcours d’étoile filante dans un cinéma obscur, exotique et à jamais disparu.

Interview menée en juin 2020 par John Nada


Nous avons interviewé pas mal de vos collègues, grâce auxquels nous avons déjà appris beaucoup de choses sur le cinéma philippin. Mais il reste un sujet qui nous est méconnu : vous ! Alors, qui est Romano Kristoff ?

Romano Kristoff est un pseudonyme. Mon vrai nom est Francisco Xavier Garcia Peña. Je suis né en 1951 dans la ville de Ségovie, en Espagne. Quand j’avais 11 ans, mes parents ont déménagé à Barcelone. A 16 ans, j’ai ressenti le besoin d’explorer un peu le monde, alors j’ai commencé à voyager. En Espagne d’abord - Majorque, les îles Canaries, Malaga, Madrid - puis en Allemagne. Je travaillais comme DJ dans certaines des boîtes de nuit les plus populaires d’Espagne. Quand j’ai eu 21 ans, je me suis engagé pour trois années dans la Légion Etrangère, en Afrique du Nord.


Beaucoup de ceux qui s’engagent dans la Légion le font pour se sortir d’une mauvaise passe, et prendre un nouveau départ. Est-ce que c’était votre cas ?

Dans la Légion il y avait 4 types de gars : 1 les soldats de métier, 2 ceux qui cherchaient à se soustraire à la justice, 3 les coeurs brisés, et 4 ceux en quête d’aventure, ce qui était mon cas.

Comment vous êtes-vous retrouvé aux Philippines ?

Après avoir servi dans la Légion, un agent hispano-philippin m’a fait faire du mannequinat en Espagne et en Allemagne. C’est lui qui m’a donné « Romano Kristoff » comme nom d’artiste, car il trouvait que ça sonnait bien. Plus tard, il m’a convaincu de le suivre aux Philippines. Je suis arrivé là-bas en 1976, et sur place j’ai commencé à avoir plein de boulot comme mannequin dans le milieu de la pub, avec plus de 500 photos parues, et une cinquantaine de défilés pour de grands couturiers de l’époque, philippins et étrangers.


On a entendu dire que vous aviez fait vos vrais débuts de comédien non pas au cinéma mais en jouant des pièces de théâtre en langue espagnole pour la communauté hispanique des Philippines, est-ce vrai ?

Oui mais pas dans cet ordre-là. Comme je l’ai dit j’ai commencé comme mannequin, puis vers la fin des années 1970 j’ai rencontré Bill James Haverly, un ami de Don Gordon, qui est devenu mon agent. C’est à partir de là que j’ai commencé à faire des films, en tenant d’abord de petits rôles dans des productions locales. Il y a eu Ambiciosa du réalisateur Joey Gosiengfiao, un autre film mis en scène par Elwood Perez mais dont j’ai oublié le titre, un autre encore qui s’appelait Ano ang ginawa an babae sa ibon ? (littéralement : Qu’est-ce que la fille a fait de l’oiseau ?), du réalisateur Arthur Nicdao… Bref, en 1980 j’ai été approché par un metteur en scène de théâtre, un Espagnol vivant aux Philippines qui faisait partie du Phil-Hispanic Theater Group. Il m’a convaincu de rejoindre leur troupe, ce que j’ai fait pendant 6 ou 7 ans, jusqu’à ce qu’il rentre en Espagne. A son départ j’ai alors repris les rênes, à la fois comme comédien, metteur en scène et décorateur-scénographe, montant des pièces de théâtre entre deux films pendant là encore 6 ou 7 ans.

En 1980, vous décrochez votre premier rôle important dans Le Poing vengeur de Bruce, une production Kinavesa dans laquelle vous incarnez « Miguel », le grand méchant du film…

Oui, un jour Bill James m’a demandé de lui faire une démonstration de mes compétences en arts martiaux, combat, aptitudes miliaires etc. Quelques jours plus tard, il m’annonçait qu'il me confiait le rôle du méchant dans Le Poing vengeur de Bruce, dont il était le réalisateur.

Romano Kristoff face à Bruce Le (Huang Kin-lung) dans "Le Poing vengeur de Bruce" (1980).

Quelle expérience des arts martiaux avez-vous ?

J’ai fait du karaté quand j’étais en Espagne au début des années 1970, un style japonais appelé Shūkōkai. Ensuite, quand je suis arrivé aux Philippines, j’ai fait du taekwondo. Et en 1980 je me suis mis au Uechi-ryū, un style de karaté originaire d'Okinawa que je pratique encore aujourd’hui. Sous l’égide de Robert Campbell, j’ai atteint le grade de ceinture noire, 6ème dan.

Dans Le Poing vengeur de Bruce, on vous voit, armé de nunchakus, affronter Bruce Le lors du combat final. Vous qui l’avez côtoyé, pensez-vous que Bruce Le était un artiste martial accompli, ou juste un type qui singeait Bruce Lee en faisant ce qu’on appelle du « kung-fu fleuri » (« cam-fu » en anglais, un style de kung-fu adapté pour le cinéma, plus chorégraphique que martial) ?

Je n’aime pas trop parler de ce que les autres acteurs sont capables de faire ou de ne pas faire, je respecte tout le monde, mais en ce qui me concerne les arts martiaux occupent une vraie place dans ma vie, à mes yeux ils représentent l’honneur, la discipline, l’humilité, la force de caractère et l’empathie.

« Don Gordon Bell et moi (à gauche), avec George Mattson et notre Sensei Robert Campbell. Cette photo a été prise en 1980 au Manila Polo Club Children Pavilion, avant que nous n’emménagions dans notre dojo. Robert Campbell, qui est ceinture noire 10ème dan en Uechi-ryu, n’est pas seulement mon professeur, c’est véritablement mon ami et mon frère. »
Après ce film, vous avez continué à travailler régulièrement pour le producteur K. Y. Lim (Kinavesa / Silver Star) mais jamais pour Cirio H. Santiago (Premiere Productions). Y a t-il une raison particulière à ça ? Est-ce que vous aviez une sorte de contrat d’exclusivité avec K. Y. Lim ?

En fait j’ai travaillé sur un des films de Cirio au tout début. Le film s’appelait Attaque à mains nues, et j’avais juste un tout petit rôle. Cirio était un ami, et il m’a proposé de jouer dans d’autres de ses films, mais à l’époque je trouvais que ces rôles n’étaient pas assez intéressants. En ce qui concerne Lim, il a été le premier à me donner ma chance, ce pour quoi je lui ai toujours témoigné mon respect et ma reconnaissance.

Romano dans "Attaque à mains nues" (1981) de Cirio Santiago.

Est-ce vrai qu’avec Bruce Baron, Mike Monty et d’autres, vous aviez conclu une sorte de pacte informel comme quoi chacun s’engageait à ne pas travailler pour moins de 2000 US$ pour un rôle principal dans un film de K. Y. Lim ?

Oui, comme vous le savez ils nous exploitaient, alors un jour j’ai appelé quelques-uns de mes amis et collègues acteurs et nous avons décidé que ça suffisait comme ça, et que dorénavant nous refuserions de travailler pour moins que ça.

Après avoir rencontré Richard Harrison aux Philippines, ce dernier vous a invité à faire Chasse à l’homme avec Alphonse Beni et lui à Rome et au Cameroun. Vous avez même co-écrit le scénario et participé à la réalisation…

J’ai le plus grand respect pour Richard et sa famille. Tourner au Cameroun fut une belle experience, et c’était très chouette de travailler avec Alphonse.

Sebastian Harrison nous avait raconté le tournage mouvementé d’une scène de ce film, où vous deviez courir dans un marché avec une arme à la main. Sauf que visiblement les gens autour de vous n’étaient pas au courant qu’il s’agissait d’une fiction…!

C’était vraiment quelque chose… Quand je suis arrivé sur le lieu du tournage, je n’ai pas vu une seule caméra, alors j’ai posé la question, et on m’a répondu qu’elles avaient été dissimulées, pour éviter que des badauds ne se plantent devant. En tant que méchant du film, j’étais censé courir à travers le marché, en bousculant les gens et les étals, alors c’est ce que j’ai fait. Et les gens se sont mis à hurler et à me courir après, me jetant toutes sortes de légumes, et brandissant des couteaux et des machettes. J’ai vraiment cru que tout ça faisait partie du film, jusqu’à ce que j’arrive au bout du marché et qu’une foule hostile commence à m’encercler, au point que j’ai dû menacer les gens avec mon arme pour les tenir à distance. Heureusement la police est arrivée et a dissipé le malentendu, expliquant à tout le monde que nous tournions un film dont j’étais le méchant. A compter de ce jour-là, au Cameroun on m’appelait « Monsieur le bandit ».

Janvier 1986, sur le tournage de Chasse à l’homme / Three Men on Fire au Cameroun. De gauche à droite : Joseph Takam (assistant caméra), Romano Kristoff et Jean Roke Patoudem (acteur et assistant).

Vous avez fait quelques films avec les Italiens, quels souvenirs en gardez-vous ? Est-ce que les tournages étaient différents de ceux avec des équipes philippines ?

Il n’y avait pas tant de différences que ça en terme de tournage. Bien sûr, les Italiens avaient plus d’expérience, mais ce qui fait qu’un film est vraiment meilleur ou moins bon, au final, c’est le budget. Comme vous le savez, avec un meilleur budget vous aurez de meilleurs techniciens, du meilleur matériel, une meilleure post-production etc.

De gauche à droite : Jim Gaines, Romano Kristoff, Richard Harrison, Don Gordon Bell et Michael James sur le tournage de "Ultime Mission" (1983).

Après Chasse à l’homme, on sait que Richard Harrison vous a encouragé à tenter votre chance en Italie. Il nous disait « J’ai essayé de faire partir Romano de Manille, parce qu’il avait un physique et du talent (…) je ne comprendrai jamais pourquoi il n’a pas quitté les Philippines. »

Mais j’ai tenté d’en partir ! En fait en 1990 je suis allé à Madrid, où je me préparais à poursuivre ma carrière sous les auspices de ma « marraine cinématographique » Imperio Argentina, de mon parrain Luis Escobar Kirkpatrick, Marquis de las Marismas del Guadalquivir, du producteur de télévision Elías Querejeta, et avec l’appui de Damián Rabal comme agent en Espagne. Ils m’ont rendu hommage à Marbella, en me présentant comme le plus jeune acteur espagnol à travailler autant à l’étranger. Malheureusement, en février 1991 Luis Escobar est décédé, puis en juillet de la même année Damián est lui aussi décédé, à mon grand désespoir. Du coup j’ai abandonné l’idée d’aller en Espagne. A la place j’ai monté une petite société de production avec un ami japonais, Hiroshi Akanoma, et ensemble nous avons produit des documentaires pour le Japon. [Nanarland : Hiroshi Akanoma avait une société de production du nom de Rodeo Motion Picture, via laquelle il a notamment co-produit Blowback: Love and Death, avec Mike Monty dans le rôle du méchant. Pou en savoir un peu plus sur ce personnage et son funeste destin, nous vous invitons à lire cette interview du scénariste Mike Cassey, menée par notre collègue australien Andrew Leavold].

Mike Cassey et Romano Kristoff (photo fournie par Mike Cassey via Andrew Leavold).

En parlant du Japon, notre collègue espagnol Jesús Manuel Pérez Molina a déniché là-bas deux films érotiques, avec vous et d’autres gars de Kinavesa dedans. Ces deux films sont titrés Manila Emmanuelle, ont été produits par Ken Watanabe, et tournés aux Philippines [Nanarland : il ne s'agit pas du célèbre acteur japonais vu dans Le Dernier Samouraï ou Godzilla mais de son homonyme qui zonait aux Philippines, et qu'on a lui vu dans Ninja Warriors, American Ninja, Ninja Mission ou encore Le Poing vengeur de Bruce]. Ils sont semble-t-il sortis en 1995, sur le marché vidéo japonais uniquement.

Dans les années 1980, c’est moi qui ait prêté à Ken Watanabe l’argent qui lui a permis de monter sa firme Watanabe Film. En 1988 on a fait Sando and the Diplomat's Daughter, en 1989 on a tourné un film de guerre qui s’appelait Above the War (alias The B-Team) avec Richard Harrison et Kurata Yasuaki, et ensuite ces deux films érotiques. Ken et moi nous étions comme des frères, jusqu’à ce qu’il me trahisse en 1991. Le dernier film que j’ai fait avec lui s’appelait Harimao, sur lequel j’étais co-producteur et responsable du planning. Je me suis mis en colère contre lui parce qu’il est devenu trop cupide, il voulait tout pour lui. J’ai claqué la porte de Watanabe Film, et des années plus tard, il est venu me demander pardon. Il venait d’apprendre qu'il avait un cancer, et peu après il est parti au Japon. Plus tard, j’ai appris la nouvelle de sa mort. Je ne savais pas que ces films érotiques étaient sortis au Japon. Watanabe a dû les garder sur les bras des années, jusqu’à ce qu’il arrive à les vendre à Toei. A l’époque, j’ai pensé que c’était un investissement à perte, et je n’ai pas touché un centime.

"Manila Emmanuelle's Magical Paradise", qui fut suivi par "Manila Emmanuelle's Dangerous Paradise".

Nous savons que dans le cinéma d’action philippin, les conditions de tournage pouvaient être périlleuses. Auriez-vous des anecdotes à ce sujet ?

J’ai fait un film pour Dick Randall, un producteur américain qui vivait en Italie et à Londres. Ca s’appelait Horror Safari [Nanarland : Safari Cannibal alias Les aventuriers de l’or perdu, 1982], avec au casting Stuart Whitman, Edmund Purdom, Woody Strode, Harold Sakata, Glynis Barber et Laura Gemser. J’étais assistant réalisateur et chorégraphe des scènes de combat. Nous tournions sur la rivière Pagsanjan, avec un crocodile de 6 mètres de long au cou duquel on avait attaché deux cordes, pour le contrôler et l’obliger à rester au milieu de la rivière. Mais le crocodile n'était pas bien d'accord, il s’est mis à s’agiter pour essayer de se libérer et s’est retrouvé à l’envers, sur le dos, empêtré dans les cordes. Que faire ? On ne pouvait pas tourner, et personne ne levait le petit doigt. Donc c’est ce brave couillon de Romano qui s’y est collé. Je me suis mis à l’eau, tandis que tout le monde criait « arrête, ne fais pas ça, sors de là », j’ai rejoins le croco, j’ai enlevé les cordes qui l’entravaient, j’ai remis le croco à l’endroit, et il allait bien et semblait même reconnaissant. 

Une autre fois, sur le tournage du Poing vengeur de Bruce, il y avait cette scène où je devais sauter du haut d’un toit et atterrir sur un autre toit en contrebas. Donc je demande à Bugsy Dabao, l’assistant réalisateur, « s’il-te-plaît vérifie que le toit est suffisamment solide ». Il vérifie, il revient et il me dit, soit disant, « saute pas ». Mais le « pas » n’était pas assez fort et moi j’ai juste entendu « saute », alors j’ai sauté. Et bien sûr, je suis passé au travers du toit.

Avec Watanabe Film, on a fait un film pour les Japonais qui s’appelait Harimao, the tiger of Malaysia. Nous avions besoin d’un tigre de Sibérie pour le tournage, donc on a fait venir une femelle de 350 kilos dans la jungle de Pagsanjan. On a laissé la tigresse et ses deux petits tranquilles quelques jours, pour leur permettre de s’acclimater, puis on a tourné. Mais une fois le tournage terminé, le fauve a refusé de retourner dans sa cage. Encore une fois, personne n’a levé le petit doigt, donc le propriétaire de l’animal s’est tourné vers moi pour demander de l’aide. Et revoilà ce brave couillon de Romano qui saute dans la cage. Le dresseur a commencé à tirer le tigre, par la chaîne que l’animal avait autour du cou, tandis que moi je poussais par derrière. Mais le tigre, récalcitrant, a tiré d’un cou sec sur la chaîne et fait chuter le dresseur. Le fauve s’est alors tourné vers moi, m’a fixé du regard, a poussé un énorme rugissement… et s’en est allé.

Durant le tournage de Tough Cop, il y avait une scène où mon personnage devait sauter dans la mer du haut d’un hélicoptère, mais ma doublure exécutait mal la cascade et je m’en suis plains auprès du réalisateur Eddie Rodriguez. Je lui ai dit que si ma doublure n’arrivait pas à le faire correctement, alors je le ferais moi-même. Le producteur m’a demandé de signer une lettre de décharge, l’exonérant de toute responsabilité s’il devait m’arriver quelque chose. J’ai signé. Mais quand nous avons retourné la scène, ces connards de pilotes ont voulu me faire flipper. Au lieu de décoller de la plage et d'aller directement survoler l'eau, ils sont allés me trimballer au-dessus des montagnes environnantes, alors que j’étais suspendu au-dessus du vide en ne tenant qu’à la force de mes mains. Heureusement, et grâce à mon entraînement en karaté, j’étais très fort. J’imagine que je ne suis pas tombé parce que mon heure n’était pas venue.

Richard Harrison, Bruce Baron et d’autres nous ont raconté qu’ils avaient gardé des séquelles physiques d’accidents de tournage. Vous ne vous êtes jamais blessé ?

Pas vraiment, non. Juste une fois, pour le tournage du film Ultimate Mission en Corée du Nord. J’avais une cascade où je devais sauter du haut d’un camion et atterrir sur le dos, sur un tas de sacs. Mais quelqu’un avait enlevé les sacs censés amortir ma chute et je suis lourdement retombé sur le sol. Un peu douloureux mais rien de grave. Vous savez, des histoires comme celles-ci j’en ai en pagaille, mais j’ai peur qu’on y passe la journée si je vous les raconte toutes ! Chaque tournage était une épreuve, en particulier ceux avec des explosifs et autres effets pyrotechniques. J’ai eu des brûlures et quelques bobos, mais pour moi ça faisait partie du boulot. On savait à quoi s’attendre.

A propos de ce film, Ten Zan: The Ultimate Mission, j’ai lu qu’à l’origine du projet les Italiens voulaient faire un film qui se déroulerait au Japon pendant la Deuxième Guerre mondiale (« Ten Zan », que les soldats américains appelaient Devil's Peak, fait référence à la dernière position tenue par les Japonais sur l’île d’Iwo Jima). Mais apparemment les investisseurs nord-coréens - à savoir Kim Jong-il en personne - auraient transformé le projet pour en faire un film de commando en lutte avec un savant fou…

Autant que je m’en souvienne, c’est Ferdinando Baldi qui a écrit cette histoire. Nino Milano, qui supervisait la production, a rencontré des Coréens au Festival de Cannes, et ils ont émis l’idée de tourner un film en Corée du Nord, qui serait co-produit par Amerinda pour l’Italie, Viva Films aux Philippines, et Kim Jong-il - le fils du président d’alors Kim Il-sung, et le père du président actuel Kim Jong-un. Kim Jong-il était un mordu de cinéma. Il s’était fait construire un des plus grands studios au monde, avec la réplique exacte d’une rue de Paris, une autre de Londres, une d’une ville américaine, une maison traditionnelle coréenne, il y avait de grands bassins avec des machines pour recréer les vagues de l’océan etc. etc. J’ai eu le plaisir de rencontrer à la fois Kim Il-sung et Kim Jong-il.

"Missione Finale" (1988), improbable co-production italo-nord-coréenne réalisée par Ferdinando Baldi (alias Ted Kaplan), avec Romano Kristoff, Frank Zagarino, Sabrina Siani et Mark Gregory. On peut trouver plus d’informations sur ce film dans les livres "North Korean Cinema: A History", de Johannes Schönherr (avec notamment une interview de Ferdinando Baldi) et "A Kim Jong-il Production" de Paul Fischer.

L’un des acteurs de ce film, Charles Robert Jenkins (qui jouait le diabolique Professeur Larson), était un ancien soldat américain connu pour avoir fait défection en Corée du Nord, où il a ensuite été retenu pendant près de quarante ans avec trois autres déserteurs de l’US Army. Ils étaient souvent sollicités pour jouer des rôles de méchants américains dans les films de propagande du régime. Il a raconté son histoire dans le documentaire Crossing the Line, sorti en 2006.

Tout ce dont je me souviens, c’est que Charles était un très bon acteur, et quelqu’un d’extrêmement humble. Je dois vous avouer que j’éprouve le plus grand respect pour le peuple nord-coréen. Nous sommes restés là-bas pendant environ 7 mois, entre la préparation et le tournage, et ils nous ont tous traité avec gentillesse et respect. Nous étions logés au Koryo Hotel, le plus prestigieux de Pyongyang à l’époque. J’avais un interprète personnel, Monsieur Lee, quelqu’un de jovial et de très gentil, et par son intermédiaire j’ai rencontré un tas de personnes, militaires et civils, des gens très travailleurs, des hommes et des femmes pétris d'honneur et de fierté pour leur pays. A toutes ces personnes je voudrais dire : merci pour votre hospitalité, votre gentillesse et votre patience, GAMSAHAMIDA.

D’après Ferdinando Baldi, Frank Zagarino aurait passé deux jours dans une geôle nord-coréenne pendant le tournage. Zagarino aurait semble-t-il été suspecté d’espionnage parce qu’il prenait des photos... [Zagarino a depuis démenti, expliquant dans une interview qu’on lui aurait seulement confisqué son appareil photo]

Oh, il m’est arrivé un truc dans le même genre. Alors qu’on tournait là-bas, j’ai fait la rencontre d’un Français qui s’appelait Henri. Il enseignait aux Coréens comment faire des dessins animés. On a sympathisé et pris l’habitude de se retrouver chaque soir dans le seul endroit où on pouvait croiser d’autres ressortissants étrangers, principalement des étudiants du Guatemala et du personnel d’ambassades. Quand le moment est venu pour Henri de rentrer en France, on a fêté ensemble son départ en buvant du vin italien. La semaine suivante on tournait de nuit, et la semaine d’après un général qui était chargé de contrôler la production m’a convoqué dans son bureau. « Quel est votre contact à Moscou ? » il m’a demandé. Je lui ai répondu « De quoi est-ce que vous parlez ? ». « Je sais que vous êtes un espion » il a fait, « vous travaillez pour le compte des Américains alors maintenant dites-moi qui est votre contact à Moscou ! ». Je lui ai dit que je ne connaissais personne en Russie. Alors il m’a collé sous le nez un relevé téléphonique : au cours de la semaine où je tournais de nuit, chaque soir à 20 heures, quelqu’un m’appelait de Russie. Je n’arrivais pas à y croire ! Grâce à Kim Jong-il et aux membres de la production, on m’a finalement relâché et laissé rejoindre l’équipe de tournage. De retour à Manille, peut-être 6 ou 8 mois plus tard, le téléphone sonne. « Allô ? Hé Romano, c’est Henri, tu te souviens de moi ? Je suis à Manille, ça te dirait qu’on se retrouve ce soir ? » J’ai répondu « OK, ça roule ». Donc on se retrouve dans un restaurant, on se fait un bon repas arrosé de vin, et là tout à coup il me balance « T’es vraiment un gros enfoiré Romano, j’étais coincé à Moscou pendant une semaine, tous les avions étaient cloués au sol à cause de la neige, j’ai essayé de t’appeler tous les soirs mais t’as jamais répondu ! ». Sur le coup j’en suis resté sans voix, et puis je me suis mis à rire. A cause d’Henri j’aurais pu finir mes jours dans une prison en Corée du Nord ! [Nanarland : Il pourrait bien s'agir de Henri Rollin, qui a co-produit le dessin animé Gandahar (1987) de René Laloux, finalisé par les studios SEK (le studio d'animation nord-coréen, basé à Pyongyang) à la même période que Ten Zan: The Ultimate Mission. Henri Rollin allait produire dans la foulée Les Aventures de Pif et Hercule (1989), le premier d'une longue série de dessins animés produits pour la télé française en Corée du Nord, profitant d'une faille sur les aides à la production française, qui cherchait alors à contrer la déferlante des animés japonais.]

C'est une question un peu triviale mais on a remarqué que vous aviez une sacrée cicatrice sur le front, est-ce que ça date de quand vous étiez légionnaire, ou bien du tournage d’un film ?

Pas du tout, je me suis fait cette cicatrice quand j’avais 1 ou 2 ans. On avait un gros chien de race Mastiff, qui était toujours doux avec moi. Mais un jour il m’a mordu, personne ne sait pourquoi. Ma mère était dans une autre pièce et n’a rien vu, elle n’a réalisé ce qui s’était passé que quand elle m’a entendu hurler. Bref, pas de quoi se vanter !

Vous étiez apprécié par absolument tous ceux avec qui nous avons eu l’occasion de discuter. Même Bruce Baron, qui était un personnage peu amène tenant des propos souvent très durs, nous disait avoir beaucoup de respect pour vous. Don Gordon estimait que vous aviez beaucoup de potentiel, avec à la fois une belle gueule pour des rôles romantiques et une expérience du combat pour les films d’action. Tous vous décrivaient comme quelqu’un qui avait les moyens de réussir et travaillait dur pour y arriver. A votre avis, qu’est-ce qui vous a manqué pour franchir un palier supplémentaire ?

Comme je vous l’ai dit, quand tout semblait prêt pour que j’aille poursuivre ma carrière en Espagne, et qu’à peine quelques mois plus tard mon parrain dans le cinéma est mort, puis que mon agent là-bas est mort, ça m’a vraiment fichu un coup au moral. En plus à cette époque j’avais des problèmes avec ma petite amie philippine, donc le timing n’était vraiment pas idéal. A vrai dire je n’en avais plus rien à faire. Mais je ne vis pas dans le passé, je préfère vivre dans le présent. Le passé c’est du passé, et l’avenir reste à écrire. De toutes façons, je n’ai jamais couru après la célébrité.

Et pensez-vous que votre accent espagnol ait pu vous désavantager pour l’obtention de certains rôles ? Ou bien étiez-vous doublé ?

Certains films étaient doublés en Italie, d’autres aux Philippines, et d’autres n’étaient pas doublés, mais personne n’est jamais venu se plaindre de mon accent. A part certains acteurs, mais peut-être qu’ils étaient juste jaloux. Je suis quelqu’un de simple vous savez, et dans la limite de mes moyens j’ai toujours essayé d’aider les autres autant que je le pouvais et que je le peux.

Si l’on se fit à l’IMDB, votre dernier film serait L'Apocalypse alias Doomsdayer, sorti en l’an 2000, avec Brigitte Nielsen et Joe Lara. Vous confirmez ? Qu’avez-vous fait depuis ?

Je n’en suis pas sûr, mais c’est possible. Après ça j’ai réalisé quelques épisodes d’une émission de télé locale qui s’appelait Profiles. Ensuite je suis allé à Bahreïn faire un documentaire sur les domestiques philippins en prison, et d’autres documentaires pour le Japon. J’ai quitté les Philippines en 2005 pour l’Amérique du Sud, je suis allé en République dominicaine, au Pérou, au Costa Rica, ensuite en Australie, en Espagne, à Hong Kong… J’ai travaillé avec un ami qui faisait un documentaire sur une compagnie pétrolière dans le nord de la Chine. Ensuite je suis retourné à Hong Kong, ou de très bons amis à moi, Gordon Oldham et son épouse Danielle, m’ont proposé de travailler à la gestion de leurs intérêts, d’abord à Bali pendant un an, puis en Thaïlande. M. Oldham est un avocat réputé à Hong Kong, à la tête de la firme OLN - dans laquelle Robert Campbell travaille également comme administrateur - et il est par ailleurs le propriétaire de The Pavilions, une chaîne d’hôtels et de resorts implantée en Europe, Thaïlande, Bali, Népal, Mongolie et au Japon. A présent je suis en pré-retraite, et gère le complexe touristique que possède M. Oldham à Phuket, en Thaïlande.

A un moment, on nous a dit que vous étiez parti en Uruguay pour mettre la main sur une partie de la fortune cachée de Ferdinand Marcos, l’ancien président des Philippines : qu’est-ce que c’était que cette histoire ?

Ça c’est une autre affaire, dont je ne peux pas vous parler.

…Don Gordon Bell nous avait prévenus : « Mon ami a toujours été entouré de mystères » ! Merci infiniment pour cette interview Romano !

Je tiens vraiment à vous remercier, Jesús Manuel, Andrew Leavold, et tous ceux qui écrivent sur nous autres comédiens de films à petit budget. Du fond du coeur : MERCI.

- Interview menée par John Nada -