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Poétique et sagesse de l'action dans « Piège en haute mer »

Poétique et sagesse de l'action dans « Piège en haute mer »



Par François-Xavier Ajavon.

Pour résister aux pédants petits cornichons qui persistent à nous accabler d'un vocabulaire technique pompeux à propos du cinéma (1), poursuivons notre exploration pseudo-philosophique de l'univers nanar. On m'objectera que Piège en haute mer n'est pas un vrai nanar, selon les normes de l'Académie internationale du nanar. Certes. Mais le jeu tout en nuance et subtilité de Steven Seagal le classe quand même dans le champ des grosses bouses d'action yankee, limites mongoliennes mais tellement jubilatoires… Suite de la série « A la recherche de la substantifique moelle spirituelle des nanars… »

« Il y a trois sortes d'hommes. Les vivants. Les morts. Et ceux qui sont en mer… »
Proverbe grec (2)

« Homme libre toujours tu chériras la mer… »



Avant de nous pencher sur la structuration morale de ce film, disons quelques mots de sa dimension esthético-poétique. On a trop peu souligné le souffle spirituel baudelairien qui traverse majestueusement le film Piège en haute mer de Andrew Davis, avec l'acteur Steven Seagal dans l'inoubliable rôle du cuistot Ryback. Très inspiré par la poésie française « maudite » du XIX ème siècle, le réalisateur donne dans ce film d'action, une audacieuse version américaine de plusieurs des plus beaux textes de Charles Baudelaire. En voyant le majestueux bâtiment sur lequel se déroule l'action du film, l'USS Missouri, le plus puissant navire à propulsion nucléaire de l'armée américaine (8), on pense au « navire glissant sur les gouffres amers… » évoqué dans le poème l'Albatros ; en voyant les vaillants marins de Piège en haute mer, victimes d'une attaque terroriste, on pense au vers « Homme libre toujours tu chériras la mer… » du poème L'homme et la mer ; en voyant certaines scènes d'action sur les ponts de l'USS Missouri on ne peut s'empêcher de repenser à ce vers : « Vois sur ces canaux dormir ces vaisseaux dont l'humeur est vagabonde… » de L'invitation au voyage. C'est donc dans un contexte poétique essentiellement baudelairien que le réalisateur, Andrew Davis, va installer son action et définir, avec une finesse psychologique infinie, ses principaux personnages. Il est évident, aussi, que bon nombre d'autres ambiances de ce grand film sont des clins d'œil à certaines des plus belles pages de la poésie française, bien au-delà de l'œuvre de Baudelaire. Difficile de ne pas entendre ce vers du Bateau ivre de Rimbaud : « Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses / Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau » en voyant Ryback sulfater l'ennemi comme un beau diable dans une étroite coursive avec deux pistolets mitrailleurs, dans la position que l'on enseigne maintenant à l'école de guerre sous le nom de « posture du cuistot ». Position originale, que certains commentateurs catholiques de la revue Esprit ont appelé anté-christique (car au lieu d'écarter les bras tel le Christ en croix, Seagal les croise sur sa poitrine, pour mieux défourailler). Malgré la tension dramatique qui traverse Piège en haute-mer, certaines scènes, dont le dénouement heureux, sont de parfaites illustration de ces vers de Paul Verlaine : « Cependant la lune se lève / Et l'esquif en sa course brève / File gaîment sur l'eau qui rêve ». Le lâche assassinat du commandant de bord par les terroristes ne peut manquer de faire résonner en nous du Victor Hugo : « Oh ! combien de marins, combien de capitaines / Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines / Dans ce morne horizon se sont évanouis ? ». Les images de l'USS Missouri fendant les flots avec panache, symbole de ce nouveau monde à la puissance inaltérable, renvoient à ces vers immortels d'Alfred de Vigny dans la Plainte du capitaine : « Qu'elle était belle, ma frégate, / Lorsqu'elle voguait dans le vent! / Elle avait, au soleil levant, / Toutes les couleurs de l'agate ».



Casey Ryback, la figure principale de Piège en haute mer, est un ex-combattant d'élite, devenu simple cuistot. Il est confronté bien malgré lui à un groupe terroriste sanglant, mené par un ex-agent de la CIA (Strannix, joué par Tommy Lee Jones), qui souhaite faire main basse sur l'arsenal nucléaire de l'USS Missouri afin de le revendre à des trafiquants d'armes. Pour ce faire, Strannix, avec la complicité de M. Krill, le commandant en second du navire, prend d'assaut le bâtiment de la marine américaine. Strannix débarque, avec ses complices, à bord d'un hélicoptère, en se faisant passer pour le leader d'un groupe de musiciens rock invités à la fête qui est préparée en l'honneur du commandant pour la fin de sa mission. Subtil stratagème, et inoubliable variation aéroportée du Cheval de Troie homérique, qui parvient à tromper la vigilance des officiers de l'USS Missouri. Quelques minutes après leur arrivée sur le navire, les terroristes neutralisent la plupart des officiers supérieurs et parviennent à confiner les membres de l'équipage dans leurs quartiers. Ils n'oublient qu'un seul petit détail : le cuistot musculeux Casey Ryback, spécialiste de la bouillabaisse (capable d'en produire jusqu'à 300 litres en une seule journée…), a été oublié dans une chambre froide des cuisines… C'est toujours le même petit grain de poussière qui fait grincer les rouages, le lapin dans le chapeau, la main du zouave dans la culotte de « Miss Juillet 89 », le battement d'aile du papillon qui déclenche l'ouragan… Il est évident que le réalisateur Andrew Davis (à qui nous devons aussi l'inénarrable film seagalien Nico, ainsi que le non moins pompier Dommage collatéral avec un autre acteur au jeu délicat, à mi-chemin entre Louis Jouvet et Pierre Brasseur, l'impressionniste autrichien Arnold Schwarzenegger), a voulu insister sur la cruelle ironie du sort qui fait dépendre nos destins d'infimes détails, un choix hasardeux, une décision imprudente, un cuisinier musculeux oublié dans son antre… Davis symbolise parfaitement cette idée dans une scène remarquable, où l'on voit Ryback – dans une tradition esthétique qui n'est pas sans rappeler la débrouillardise aventureuse de MacGyver (qu'à l'époque déjà, et même au Canada, on trouvait ringard…) – en train de confectionner une bombe de fortune bidouillée pour exploser à l'allumage d'un four micro-ondes… quelques minutes plus tard les terroristes débarquent dans la cuisine de Casey, et rebranche le courant électrique… l'ironie du destin, telle la cruelle faucheuse, vient frapper rudement les fidèles mercenaires… et ces braves méchants se retrouvent au tapis. Bang ! Ainsi Andrew Davis – apôtre rigoriste d'une action virile mais maîtrisée - a voulu nous démontrer que chaque détail oublié, ou négligé, peut nous « péter à la gueule », ainsi que le dit la formule populaire ; et qu'il est aussi vain d'entreprendre la prise d'assaut pirate d'un navire de guerre américain sans bien étudier l'ensemble des dossiers de l'équipage, que d'avancer en cette vie sans agir comme le joueur d'échecs qui pense avec au moins cinq coups d'avance…



Mais Casey Ryback, figure presque sophocléenne de la puissance du destin, est aussi comme l'œdipe de la tragédie grecque, dans le creux de la vague… combattant d'élite au dossier exceptionnel (le commandant dit à Ryback au début du récit « Si j'avais vos décorations je dormirais en uniforme… »), après de sombres manœuvres, il se retrouve au placard de la marine américaine, simple chef-cuistot à la tête d'une sympathique équipe de commis de cuisines amateurs de hip-hop portoricain des années 90 (le film date de 92… et ça fait mal aux oreilles), ainsi que d'effusions érotiques viriles (comme la scène finale du film – impliquant Ryback et « Miss Juillet 89 » dans un baiser fougueux - nous le montrera, mais nous y reviendrons…). Véritable père et guide spirituel de ses hommes, Ryback s'installe peu à peu dans une spiritualité gastronomique opaque, dans la morale de la bouillabaisse, dans l'exigence élitiste d'une cuisine européenne de qualité mise à la portée de l'ensemble des soldats américains… Homme de goût, homme d'action, spécialiste international de la bouillabaisse, du close combat et du Aïkido, fin politologue, manager hors-pair, Casey n'hésite pas à déclarer courageusement : « Tout ce fric foutu en l'air pour se faire de la pub ! » alors qu'il voit George Bush père faire une déclaration publique sur le pont du navire. Ryback est un gars à qui on ne la fait pas ! C'est un malin ! Un rusé ! Et qui va distribuer les baffes par lots de trente pour faire respecter l'honneur de la gastronomie militaire et le règlement intérieur de l'USS Missouri ! Nom de dieu !



Casey Ryback contre Platon



Mais si Piège en haute mer offre une époustouflante poétique de l'action héroïque en contexte maritime, la principale leçon de ce film est surtout philosophique. Dans un style tout en nuance et pointillisme le réalisateur Andrew Davis nous offre une sublime réponse à l'analogie du navire sans pilote de la République de Platon (VI, 487b1-489d9) (3). Le philosophe défend l'idée que si le capitaine d'un navire doit abandonner son commandement (s'il devient fou ou qu'il tombe malade), les marins à bord du bateau en question – même s'ils sont compétents - ne doivent pas prendre le commandement sans en recevoir l'ordre. Dans une communauté vertueuse dominée par la Justice, il ne faut pas agir avec tyrannie, et prendre arbitrairement la barre du navire-cité. Casey Ryback ressemble aux marins antiques de Platon, cherchant à reprendre sans aucune légitimité le contrôle du grand navire symbolique de la cité : « Le patron (capitaine), en taille et en force, surpasse tous les membres de l'équipage, mais il est un peu sourd, un peu myope, et a, en matière de navigation, des connaissances aussi courtes que sa vue. Les matelots se disputent entre eux le gouvernail : chacun estime que c'est à lui de le tenir, quoiqu'il n'en connaissance point l'art, et qu'il ne puisse dire sous quel maître ni dans quel temps il l'a appris. (…) Sans cesse autour du patron, ils l'obsèdent de leurs prières, et usent de tous les moyens pour qu'il leur confie le gouvernail ; et s'il arrive qu'ils ne le puissent persuader, et que d'autres y réussissent, ils tuent ces derniers ou les jettent par-dessus bord. » Si les ignobles terroristes de Piège en haute mer assassinent le brave capitaine de l'USS Missouri (inoubliable séquence où le commandant en second, M. Krill, déguisé en femme, tire une balle dans la tête de son patron en disant : « Ce soir c'est avec moi que vous sortez… la fête vient de commencer »… au doux son d'un silencieux digne des Tontons flingueurs), et cherchent à se rendre maîtres du navire, Casey Ryback n'agit pas autrement… Au lieu d'attendre les ordres de la hiérarchie militaire US - qu'il parvient à contacter de manière parfaitement improbable grâce à un téléphone satellitaire (Vous avez déjà tenté, vous, d'appeler le chef d'état major de l'armée de GW Bush en passant par le standard du Pentagone ?) (4) – notre cuistot sportif passe directement à l'action, n'écoutant pas sa sagesse, mais une incertaine vaillance imprudente, qui n'est pas loin de cette hybris qui effrayait tant les grecs, cette démesure qui nous fait si souvent surestimer nos capacités… Andrew Davis défend un personnage intrépide, un peu anar, qui refuse de rentrer dans le rang d'une sagesse institutionnelle sclérosée, presque bourgeoise, (symbolisée par les scènes de la grande salle des opérations de l'état major, où les Généraux – assis – ne sont plus de la première jeunesse), et qui ne se plie qu'à sa propre discipline, sa propre sagesse, sa propre volonté, ses propres principes… Reste à savoir si cette morale quelque peu libertaire (Casey Ryback semble estimer la hiérarchie militaire, mais agit en électron libre et joue « libero » la majorité du temps) est payante ? La conclusion de Piège en haute mer nous dit que oui… Non seulement Casey Ryback parvient à botter le cul des terroristes, et à déjouer leurs pièges ridicules, mais sa puissance symbolique explose dans l'ultime séquence, où la blonde Jordan Tate, l'encombrante « Miss Juillet 89 » que Casey trimballe artificiellement durant tout le film (Ah quelle difficulté d'introduire des rôles féminins dans des histoires de navires militaires… le problème est connu depuis Homère et Melville…), se laisse embrasser goulûment par notre héros – suite à la sollicitation toute en dentelles de l'un de ses commis de cuisine portoricain : « Eh, Ryback, montre-nous ce que tu sais faire… » A la vue de ce baiser de cinéma immortel, symbolisant toute la puissance morale et sexuelle des hommes qui savent prendre des risques… on se dit que notre cuistot a eu bien raison… et qu'il est parfois bon, à la différence du modèle défendu par la pensée platonicienne, de sortir des clous de la sagesse, pour oser des initiatives audacieuses. Même si ce n'est pas le destin d'un cuistot de sauver l'Amérique, personne ne lui reprochera de l'avoir fait… Au final, on est bien d'accord, Casey Ryback pète la tête à l'ignoble Strannix et au rabat-joie Platon… y'a pas photo…



« Comme dit si bien Verlaine, au vent mauvais… »



Alors, conclure ? Il est toujours difficile de tirer des conclusions spéculatives pertinentes d'une œuvre à la fois intellectuellement si ample et tellement profonde. Le plus simple est peut-être de laisser le mot de la fin à l'un des plus grands esprits de notre jeune siècle… Franck Ribery, le prétendu Kaiser du Bayern de Munich, et approximatif milieu offensif de l'équipe de France, répondait en 2006 au Journal du Dimanche qui lui demandait quel acteur incarnerait le mieux sa personnalité… « Alors là, pas de doute : je prends Steven Seagal. J'aime bien la présence qu'il met dans ses rôles (5). Il a la classe (6). J'ai vu beaucoup de ses films, mais je ne me souviens pas des titres (7). Ah si, il y a Piège en haute mer. Il faut savoir que je suis fan de films d'action. » Tout est dit de notre chef d'œuvre. S'il s'est imprimé à jamais dans l'esprit de Franck Ribery, dont on connaît la légendaire exigence intellectuelle, c'est qu'il s'agit assurément d'un impérissable jalon du Septième Art. Inutile de dire que l'USS Missouri et ses héroïques marins vogueront à jamais sur l'océan de l'histoire du cinéma… N'est-il pas ? Pfui…
(1) cf. la polémique autour du livre Matrix machine philosophique paru en 2003. Et encore je ne parle pas de la majorité des critiques de films dans la grande presse parisienne…

(2) On notera que cette citation est souvent attribuée, à tort, à Platon. Nous l'avons mise également en exergue d'un article autrement plus sérieux consacré à une autre grande saga cinématographique maritime et militaire « Crabe tambour : trouver l'homme au bout de l'océan » in Revue de Défense nationale, décembre 2007. On pourra s'amuser à considérer le présent papier comme le double inavouable de cette étude sur le cinéma de Pierre Schoendoerffer.

(3) On trouvera l'intégralité de ce texte de Platon à cette adresse, traduit par Bernard Suzanne.

(4) Il y a des précédents, je sais, notamment dans Docteur Folamour… (Où, derechef, le type appelle la Maisons Blanche depuis une cabine téléphonique…), mais c'était pour rire…

(5) Heeuurrkk… C'est un non sens, presque aussi grand que de louer la présence de Ribery sur un terrain de foot…

(6) Partant de là, je pense que l'on peut même dire que Jean-Louis Borloo est élégant.

(7) On lui parle de Nanarland ?

(8) Le forumer Crazy-Duck nous précise que l'USS Missouri est en fait un navire à propulsion classique, et que, techniquement, il n'appartient pas à l'armée américaine (US Army) mais à la marine (US Navy).