Recherche...

Entretien avec
Joseph Lai

Also available English version


Joseph Lai

On dort parfois, tel Smaug le Doré, sur de véritables trésors oubliés. Il en va ainsi de cet entretien inédit avec Joseph Lai, patron de la firme hongkongaise IFD, à qui l’on doit d’innombrables « 2-en-1 » avec des ninjas ahuris, des films de kickboxing cacochymes et des dessins animés d’une terrifiante indigence. Ces propos ont été recueillis en 2010 au Hong Kong Film Market, par notre collaborateur Arnaud Lanuque, grand spécialiste du cinéma asiatique. Nous publions cet entretien exclusif et inédit en 2023, à l'occasion de l'anniversaire célébrant les 50 ans d'existence d'IFD.

Merci à M. Lai d'avoir partagé un peu de son temps précieux pour répondre à nos questions, à Yannick « Drélium » Langevin, ainsi qu’à Mike Leeder pour son aide, Toby Russell et Jesús Manuel Pérez Molina pour leurs compléments d'informations.

Propos recueillis le 24 mars 2010 par Arnaud Lanuque. Traduction en français par John Nada.


M. Lai, qu’est-ce qui vous a amené à faire du cinéma ?

J’aime les films depuis toujours. Quand j’avais 7 ou 8 ans, j’allais au cinéma. Mais à l’époque nous étions pauvres, et ma mère ne me donnait pas beaucoup d’argent. Alors pour voir des films, j’allais dans un petit cinéma de quartier où l’entrée n’était pas chère. Plus tard, à la fac, un ami et moi avons intégré une troupe de théâtre. J’ai appris comment mettre en scène une pièce, comment diriger les comédiens, la gestuelle, les costumes. C’est sur les planches que j’ai appris un grand nombre des aspects techniques de l’industrie. J’ai même remporté un prix pour l’une de mes pièces. À l’époque je suivais des études pour devenir enseignant et me destinais à devenir prof d’anglais. J’écrivais aussi des articles que je vendais à des journaux. C’était des critiques des films que j’allais voir, et c’était pour moi un moyen de gagner un peu d’argent tout en allant au cinéma. Ça a contribué à alimenter et faire croître mon intérêt pour le cinéma. J’ai vu un grand nombre de films, de toutes sortes. J’allais voir des films européens, des films américains, des films chinois, et même de l’opéra de Pékin. J’aime et apprécie absolument tous les genres. Et j’ai énormément appris en voyant tous ces films, et en écrivant à leur sujet. Être critique de cinéma implique de comprendre comment les films sont conçus, connaître la carrière des acteurs, le style du réalisateur, tous les termes techniques.

L'Empire Theatre, fondé en 1952 et devenu le State Theatre en 1959. La photo date de 1968, avec "Dans la chaleur de la nuit" à l'affiche. C'était l'un des plus importants cinémas de Hong Kong, avec le Broadway Theatre à Kowloon ou le Victoria Theatre dans Central district.

Dès que j’ai fini mon cursus à la fac, je suis devenu enseignant. Comme j’avais contracté un emprunt auprès du gouvernement pour financer mes études, il fallait que je travaille immédiatement. J’ai enseigné pendant quatre ans. À Hong Kong à l’époque, le système scolaire était fait de telle sorte que les profs donnaient leurs cours soit le matin, soit l’après-midi. Ce qui fait qu’après avoir fait cours le matin, j’avais mon après-midi de libre et j’en profitais pour aller au cinéma. Vers 1973, j’ai décidé que je voulais devenir réalisateur. Et grâce à ma sœur Terry Lai, qui était à la tête d’Intercontinental Film Distributors, j’ai commencé à travailler là-bas comme assistant réalisateur.

Sylvester Stallone et Terry Lai, la soeur de Joseph, dans les locaux d'Intercontinental Film Distributors Limited.

À cette époque IFD, qui ne s’était occupé jusqu’alors que de distribution, s’apprêtait à produire ses propres films, tournés à Hong Kong mais en anglais, avec des acteurs américains comme Chris Mitchum  [Nanarland : Joseph Lai fait référence à Master Samurai (1974) et au Dragon Noir (1974), deux co-productions entre Hong Kong et les Philippines avec Chris Mitchum]. L’usage de l’anglais n’était pas courant parmi les Chinois de Hong Kong, alors je m’occupais aussi de traduire le scenario du chinois vers l’anglais, et faisais office d’interprète sur le plateau. J’ai beaucoup appris de cette experience.

Note de Nanarland : Terry Lai a fondé Intercontinental Film Distributors Limited en 1969 avec le producteur philippin Bobby A. Suárez (BAS Films). Au début, cette firme occupe un minuscule bureau dans le quartier délabré de Mongkok, et y sous-titre en anglais des films de kung-fu pour les distribuer en Occident. IFD Limited va rapidement se développer et devenir un des plus gros distributeurs de Hong Kong, puis du continent, exportant des films asiatiques à l'étranger et distribuant des films hollywoodiens dans toute l’Asie (ils sont aujourd’hui les distributeurs officiels de majors comme Disney, Warner, Toei, Paramount etc.).

Joseph Lai débute donc dans cette structure en faisant de la traduction, en tapant des scripts etc. Lorsqu’il souhaite voler de ses propres ailes, il fonde en 1973 International Finance Development, soit… une autre firme nommée IFD ! Cette homonymie n’est pas une « traîtrise » car les deux entreprises ne sont pas en concurrence. Il faut plutôt voir l’IFD de Joseph Lai comme une sorte de petite soeur (ou plutôt petit frère) de l’IFD de Terry Lai. De fait, quand sa firme est devenue un gros distributeur, Terry Lai a tiré un trait sur l’univers de la série B et cédé à Joseph ses titres les plus mineurs. C’est ce qui explique la présence à ce jour, sur le catalogue de l’IFD de Joseph Lai, de films sino-philippins comme The Great Dragon Boxer (1973), Le Dragon noir / Asia Cosa Nostra (1974), Master Samurai (1974), They Call Him Chop-Suey (1975) ou Le petit roi du kung-fu / The Bionic Boy (1977), tous produits par Terry Lai et Bobby A. Suarez, mais aussi de quelques films thaïlandais (Soldier Warrior, Raiders of the Golden Triangle, Raiders of the Doomed Kingdom) qui portent les sigles des deux entités IFD, et les noms associés de Terry et Joseph Lai. IFD étant une affaire de famille, Joseph a par ailleurs produit la majorité de ses films avec son cousin George Lai, et avec son épouse Betty Chan, qui est décédée du Covid en 2020.



Vous avez commencé comme assistant réalisateur, mais avez rapidement évolué vers la distribution. Comment cela se fait-il ?


Et bien cette même année 1973, en parallèle de mes débuts comme assistant réalisateur, j’ai pensé monter ma propre entreprise. Je suis donc allé au marché du film à Cannes. Et j’ai adoré ça. Je voyais des films de 8 heures à 2 heures du matin, parfois sans même prendre le temps de manger ! C’est un super endroit pour découvrir toutes sortes de films, j’ai vraiment trouvé ça génial. Mais je n’avais pas d’argent pour acheter les droits de ces films. Hong Kong étant une colonie britannique, les gens voulaient voir des films anglais, même s’ils ne comprenaient pas la langue. Aller voir des films en anglais c’était bien vu, ça vous faisait passer pour quelqu’un d’intelligent et de cultivé. Aujourd’hui ça peut sembler ridicule mais à l’époque c’était comme ça. Donc mon idée c’était d’acheter des films anglais pour les distribuer à Hong Kong, mais ils étaient très chers, c’était au-dessus de mes moyens. Alors à la place je suis allé en Grèce.



A l’époque de la monarchie, la Grèce a produit plein de bons films, mais personne ne le savait. Je suis allé chez l’équivalent grec de la Shaw Brothers. À cause des tensions politiques entre la Chine et les Etats-Unis, les cinémas chinois de Hong Kong ne pouvaient pas projeter de films américains. Alors j'ai eu l'idée d'acheter des films grecs et de les faire doubler en anglais… à Rome. Parce que pour nous Chinois, quand on voyait des Blancs parler anglais, on pensait que le film était anglais. J'ai acheté ces films pour très peu d’argent. Je les ai projetés dans les cinémas chinois, en anglais. J’étais le premier gars de Hong Kong à aller en Grèce pour y acheter leurs films. J'ai acheté les droits pour toute l'Asie. Ces films ont rapporté de l'argent à Hong Kong. Je les ai également vendus en Indonésie. Rien qu’avec l'Indonésie, je suis rentré dans mes frais. J'ai pu acheter des locaux et ma maison (rires). Alors j'ai continué à aller à Cannes et j'ai continué à acheter des films. C'est moi qui ai distribué des films d'Alain Delon comme Le Samouraï à Hong Kong et en Asie, mais pas doublés en anglais, en français avec des sous-titres.



À quel moment avez-vous commencé à produire des films ?

Vers 1978. Comme les affaires marchaient de mieux en mieux, j'ai commencé à produire moi-même des films [Nanarland : en Corée du Sud]. J'ai fait Dragon on Fire / Enter Three Dragons pour lequel j'ai recruté Dragon Lee [alias Ryong Keo]. À l’époque les Coréens avaient une législation un peu bizarre. Toutes les entreprises ne pouvaient pas faire du cinéma chez eux. J'ai donc pris contact avec un studio coréen, ils produisaient des films d'action et Dragon Lee était leur acteur vedette. J'ai négocié avec eux et on a tourné avec Dragon Lee. J'ai aussi embauché Carter Wong et Chen Sing pour faire The Magnificent peu de temps après [alias Chen le magnifique alias Héros du temple].

Enter Three Dragons alias Dragon on Fire (1978), film de bruceploitation sorti en France sous de très nombreux titres (Roi de Shaolin, Le Défi du ninja...). Réalisé par Joseph Velasco alias Joseph Kong et Godfrey  Ho. Produit par Joseph Lai et Tomas Tang via Asso Asia Films.

C'était un assez bon film. Mais à cette époque, le milieu du cinéma hongkongais était très corrompu. Même si vous aviez un excellent film, il était très difficile de le distribuer dans le circuit ordinaire des salles chinoises. Vous deviez les payer pour que votre film soit projeté. C'était différent avec les salles anglaises. Les films n’ont pas très bien marché à cause de cela. Alors après cette expérience, j'ai changé mes plans. À l'origine, je voulais viser le public chinois de toute l'Asie. Mais à la place j’ai décidé de m’orienter plutôt vers les marchés américain, européen, africain et du Moyen-Orient. J'ai donc dû modifier mon système de production en conséquence. Ainsi, grâce au fait que mes films étaient en langue anglaise, j'ai pu les vendre en Afrique de l'Est et de l'Ouest.

The Magnificent, une des co-productions Asso Asia avec la Corée, produit en 1978 et sorti dans les salles françaises en 1979 sous le titre Chen le magnifique (et plus tard en DVD sous le titre Héros du temple). Godfrey Ho fut assistant réalisateur sur ce film. Le titre original cherche clairement à émuler Magnificent Bodyguards / Le Magnifique, avec Jackie Chan. À noter d’ailleurs la présence de l'infâme clone Jackie Chen !

Je me suis aussi rendu compte que Taïwan produisait beaucoup de films d'action. J'achetais des films taïwanais et des films hongkongais – mais moins ces derniers car ils étaient plus chers – et je les réexportais vers les pays d'Afrique et du Moyen-Orient. J'ai rencontré un distributeur français à Cannes qui achetait les films pour la France et les anciennes colonies françaises. Il y avait alors une très forte demande pour les films d'arts martiaux, et les productions taïwanaises n'étaient pas en nombre suffisant pour couvrir cette demande. Donc grâce à ma relation avec la Corée, j'ai commencé à co-produire. Et j'ai commencé à acheter certains de leurs films aussi.

De gauche à droite : Tomas Tang, l'acteur Carter Wong, un inconnu (sans doute un distributeur ou producteur), l'actrice Doris Lung et Joseph Lai. Les vêtements des comédiens correspondent à ceux qu'ils portent dans The Magnificent [photo fournie par Toby Russell / crédit : IFD Films & Services Ltd].

Y avait-il quelqu’un de chez IFD pour superviser ces tournages en Corée ?

Au début oui, on envoyait des gens là-bas. Des acteurs, des chorégraphes de scènes d’action, des réalisateurs. Mais ensuite les Coréens ont voulu réduire les coûts de production, alors on n’envoyait plus qu’un chorégraphe pour les scènes d’action. Parce qu'ils n'en avaient pas de bons là-bas. Et  aussi quelques membres clés de l'équipe technique, comme les cascadeurs.



Y avait-il des montages différents en fonction des pays ? Un montage coréen et un pour Hong Kong ?

À l'origine, on ne les remontait pas. Plus tard, nous l'avons fait en insérant des acteurs occidentaux. C'est très étrange, aucun autre producteur au monde ne fait comme moi. Mais je le fais de manière rationnelle, en suivant les tendances du marché. Mais personne ne le savait à l'époque (rires).

Richard Harrison et Grant Temple, dans Opération Ninja (Ninja Operation: Licensed to Terminate, 1987).

Comment vous est venue cette idée d'ajouter des scènes avec des acteurs occidentaux dans des films pré-existants ?

À cette époque, il y avait un distributeur allemand qui achetait toujours mes films. Il m'a dit : « Les gens aiment vraiment vos films d'arts martiaux mais c'est toujours des Chinois qui combattent des Chinois. Pourquoi n'utilisez-vous pas des acteurs blancs à la place ? ». J'ai discuté de cette idée avec mon équipe de production. Ils m’ont dit que c'était possible. C'est quelque chose que j'ai appris de Bruce Lee. Il a tourné Le Jeu de la mort, mais est décédé sans avoir pu le terminer. Alors les producteurs ont eu recours à des doublures et toutes sortes d’astuces pour arriver à terminer le film et pouvoir le sortir dans le monde entier. J'ai en quelque sorte étudié et appris de ces techniques employées dans Le Jeu de la mort. Je me suis dit que nous pourrions utiliser nos films, y insérer des acteurs occidentaux et ensuite les vendre aux pays occidentaux.


Au début de mon activité, je n'achetais les droits que par régions : droits pour l’Afrique, droits pour le Moyen-Orient etc. Plus tard, j'ai acheté les droits complets, avec le négatif original. Je l'ai fait avec des films taïwanais, des films coréens, des films philippins et des films thaïlandais [Nanarland : et même un film érotique brésilien, Doce Delirio, dont de larges pans ont été utilisés dans le foutraque Joy For Living Dead]. Parce que les producteurs asiatiques ne fabriquaient qu'un seul et unique master négatif de leurs films, contrairement aux Américains, je les achetais. Certains disent que j’ai volé ces films mais ce n'est pas vrai, je les ai achetés et j’en ai acquis les droits. À partir de là, je pouvais en faire ce que je voulais. Nous les avons donc transformés pour en faire des films d'action pour le marché occidental. Nous avons vendu des films dans toute l'Europe. Même en Suisse, les cinémas passaient mes films. J'ai rendu ces films célèbres. L'autre grand marché c’était les États-Unis. Pour tout vous dire, je n'aime pas trop mes films, c’était juste du business.



Vos productions les plus célèbres restent les films de ninjas. Vous avez même embauché Richard Harrison pour jouer dans quelques-uns d'entre eux. Pouvez-vous nous en parler ?

Lorsque je voyageais à l'étranger, je jetais toujours un oeil dans les cinémas et les vidéo-clubs, pour voir ce qui se faisait et quelles étaient les tendances du marché. Un jour j’ai vu ce film intitulé L’Implacable ninja, produit par la Cannon. Je ne l'ai pas trouvé très bon mais les gens semblaient l'avoir aimé. Les films de ninjas étaient faciles à faire pour nous car, les ninjas étant dissimulés, personne ne sait qui est sous le costume. J'ai recruté Richard Harrison parce que c'était un acteur célèbre. Godfrey Ho avait déjà travaillé avec lui et ils étaient restés en contact [Nanarland : en 1975-76, Richard Harrison a tourné Marco Polo le guerrier de Kublai Khan et La révolte des boxers pour Chang Cheh et la Shaw Brothers, où Godfrey Ho débutait alors comme assistant].

Peter Lee Ying Tak (à gauche), Joseph Lai (au centre) et Richard Harrison (de dos à droite) dans Inferno Thunderbolt. C'est une des rares apparitions de Lai dans un film.

Joseph Lai sans lunettes dans La Puissance de Ninja / Ninja's Terror (Ninja the Protector).

Un autre cameo de Joseph Lai, cette fois dans Ninja Hunt.

J'ai fait venir Richard Harrison à Hong Kong pour travailler sur nos films et je l'ai très bien payé pour ça. Je l'ai revu il y a quelques années aux Etats-Unis et il m'a demandé combien de films au total j'avais fait avec lui. Il ne sait même pas combien il y en a (rires). Je pense que nous avons fait environ vingt films avec lui. Mon équipe était assez futée. Nous l'avons fait rester à Hong Kong deux à trois mois. Il est venu à deux reprises en fait, parce que sa femme et lui aimaient Hong Kong.

Richard Harrison moustachu dans Majestic Thunderbolt, le tout premier film qu'il tourne pour IFD, lors de son premier séjour à Hong Kong qui débute en avril 1983.

Richard Harrison glabre dans Hitman le Cobra, tourné lors de son second séjour. Le comédien quitte Hong Kong en octobre ou novembre 1986.

On procédait ainsi : quand on avait besoin d'un plan avec son visage, évidemment c’était lui, mais dès qu'il enfilait un masque de ninja, il était remplacé par un cascadeur. Il ne pouvait pas se battre de toute façon, alors nous avons utilisé nos gars. Les Allemands ont aimé nos films, ils étaient contents d’y voir Richard Harrison (rires).



Nous avons entendu dire que Jean-Claude Van Damme avait failli travailler pour IFD. Pouvez-vous nous en parler ?

Jean-Claude Van Damme est venu dans mon bureau. Il a proposé qu'on travaille ensemble. Mais mon équipe était alors très occupée, ils lui ont juste dit de laisser sa carte et son CV. Nous avions tellement de projets sur le feu, nous ne pouvions simplement pas les laisser tomber pour nous lancer sur un coup de tête sur un film avec lui, même si c’est vrai qu’il avait un bon look et de bonnes compétences martiales. Et finalement il est parti. À ce jour, il est toujours fâché contre moi car il m'avait proposé un très bon prix (rires).

Quand avez-vous commencé à travailler avec Godfrey Ho ?

Godfrey était mon camarade de classe à l'université. Quand je l'ai rencontré, il était l’assistant réalisateur de Chang Cheh. C'est devenu notre réalisateur maison. Il a fait du bon travail pour nous et je l'admire pour ça.

Godfrey Ho en 2004 dans Undefeatable.

Quelle était votre relation avec le producteur Tomas Tang ?

C'est une tragédie. Comme je vous l'ai dit, j'ai étudié à la fac pour devenir enseignant, et je vivais dans le dortoir de l'école. Je vivais dans la même chambre que Tomas, nous avons obtenu notre diplôme la même année. Il venait d'un village, je venais de la ville, mais nous étions très proches. C'est moi qui l'ai convaincu de travailler dans le cinéma. Plus tard, nous sommes devenus partenaires. Il avait son bureau dans le même bâtiment que nous, un incendie s'est déclaré, et malheureusement il est mort. J'ai eu la chance d’en réchapper. Je travaillais sur mon ordinateur quand l'incendie s'est produit. Si j'avais su qu'il était là, je serais allé l'aider.

Le 20 Novembre 1996, un incendie s’est déclaré dans l’immeuble Garley, sur Nathan Road, où IFD et Filmark, la société de Tomas Tang, avaient leurs bureaux. L’incendie a provoqué la mort de 41 personnes, dont Tomas Tang.

Tang avait créé Filmark, une société qui copiait en quelque sorte les méthodes d’IFD, en insérant des scènes avec des acteurs occidentaux dans des films asiatiques. Était-ce préjudiciable pour vos affaires ?

Parce que nous avions la même idée, il a fait comme moi. Mais à Hong Kong, très peu de studios faisaient ce que nous faisions, et le marché était assez vaste pour que ce ne soit pas un problème.

Au début des années 1980, on retrouve votre nom associé à certains films taïwanais comme La Guerre des gangs (alias Pink Force Commando), Les 7 Magnifiques(alias Golden Queen's Commando) ou Phoenix The Raider. Pouvez-vous nous dire exactement ce que vous avez fait sur ces films ?

Comme je vous l'ai dit, j'ai acheté beaucoup de films taïwanais. Tous ces films ont été réalisés par une bonne société de production. J'ai acheté les droits de ces films, mais pas les droits complets. Je les ai donc revendus en France. Le distributeur français a gagné beaucoup d'argent avec eux.

L'édition VHS française de La Guerre des gangs (alias Pink Force Commando), très sympathique film taïwanais de 1982.

Une affiche thaïlandaise des 7 Magnifiques (alias Golden Queen's Commando), deuxième volet de la trilogie.

Combien payiez-vous à l’époque pour obtenir les droits complets et exclusifs de ces films ?

Pour être le propriétaire exclusif des droits ? Cela dépendait du territoire. Le pays où les films étaient les moins chers c’était les Philippines. C'était genre 10 000$ américains pour acheter un film. La Thaïlande 15 000$, la Corée 20 000 à 30 000$. Taïwan se situait autour de 40 000 à 50 000$. Mais quand je tournais un film, je devais aussi investir de l'argent. Cela prenait généralement 15 à 20 jours de tournage, et me coûtait entre 60 000 et 70 000 $. Ce n'était pas donné. À titre de comparaison, Ng See-Yuen [réalisateur du Jeu de la mort 2 et producteur de films avec Jackie Chan comme Le Chinois se déchaîne ou Le Maître chinois] faisait un film complet pour à peu près le même montant.



Et combien les vendiez-vous après ?

En Allemagne, je touchais entre 20 000 et 30 000 $ américains par film. En France, de 15 000 à 20 000 $. En Espagne pareil, de 15 000 à 20 000 $. En Grèce, de 3 000 à 5 000 $.

Le premier jingle d'IFD, mis en ouverture des films produits par Joseph Lai.

Changiez-vous le générique et les crédits du film d’origine que vous aviez utilisé, pour mieux coller à votre produit final ?

Aujourd'hui, on essaie de garder les noms originaux dans les génériques. Mais avant, les Européens et les Américains ne pouvaient pas les épeler correctement. Même un nom comme Chow Yun Fat, c'était très dur pour eux. Du coup, les Américains et les Européens ont suggéré que nous utilisions des noms qui leur étaient familiers, comme Georges ou Richard. Ce n'était pas mon idée au départ, j’aurais préféré conservé les noms d’origine, mais ça aidait les spectateurs d’avoir des noms qu’ils puissent identifier. Maintenant, les choses ont changé et c'est plus facile pour eux de les reconnaître.

Le second jingle d'IFD. L'image vient du film taïwanais La Guerre des gangs (alias Pink Force Commando), et la musique qui l'accompagne est elle tirée... de Star Wars !

Bruce Baron s’est montré très critique sur son implication en tant qu’acteur avec IFD...

Oui, mais je ne sais pas pourquoi. Quand il a tourné des trucs pour nous, nous n'avions aucun problème avec lui. Je sais qu'il revenait toujours à notre bureau pour demander à voir le résultat. Mais nous étions très réticents à les lui fournir, à cause des droits de propriété intellectuelle. Alors peut-être que mes assistants ne lui ont pas donné tout ce qu'il voulait et qu’il nous en veut à cause de ça.

Bruce Baron dans Challenge the Ninja.

Est-ce vous qui aviez le contrôle sur qui était embauché pour jouer dans les films IFD, ou bien laissiez-vous d'autres personnes de votre équipe s'en occuper ?

Je n'ai jamais interféré avec l'équipe de production à ce sujet. Bien sûr, nous avions des réunions de travail où on discutait du type de film que nous allions faire, du type d'acteurs et d'actrices que nous voulions, de l’action que nous aurions. Mais à part ça, je laissais le réalisateur et le directeur de production libres de faire comme bon leur semblait. Godfrey Ho était libre de tout.



Pourriez-vous nous expliquer le processus créatif à l’origine d’une production IFD typique ? Travailliez-vous spécifiquement sur un film pendant un mois, ou sur différents longs-métrages en même temps ?

Habituellement, on travaillait film par film. Mais je me souviens que lorsque nous avons recruté Richard Harrison, du fait qu’il ne restait à Hong Kong que pour une courte durée, j'ai demandé à mes équipes de production de planifier très soigneusement ses jours de travail. Nous avons donc tourné avec lui des scènes pour différents films. Lui ne le savait pas, mais nous bien sûr nous le savions. De sorte qu’après, on a pu monter des scènes avec lui et les intégrer dans plusieurs films.



IFD a distribué un grand nombre de dessins animés. Pouvez-vous nous dire d'où ils viennent ? Ont-ils été faits exclusivement pour IFD ?

L'animation est un autre de mes centres d'intérêt. D'une certaine manière, l'action et l'animation sont similaires. Et vous pouvez vraiment laisser libre cours à votre imagination lorsque vous faites de l'animation. Mais faire un film d'animation n'est pas facile pour autant. Les calques prenaient beaucoup de temps, car il n'y avait pas d'ordinateur à cette époque. J’ai acheté ces films d’animation en Corée du Sud. Nous les aidions à terminer les films et ensuite on s’occupait de les distribuer. Plus tard, nous avons acheté des films d'animation indonésiens, dont nous sommes seuls propriétaires.






Les dessins animés coréens d'IFD (produits sous la bannière ADDA Audio Visual Limited, leur branche de doublage). Un univers parallèle où la contrefaçon règne en toute impunité, peuplé de sous-Transformers, de pseudo-Goldorak, d’ersatz du Capitaine Flam et de clones d’Albator.


Est-ce que ces films d’animation coréens se sont avérés rentables sur ce marché très spécifique, largement dominé par les productions américaines et japonaises ?


Oui, les Japonais ont leurs propres réseaux de distribution. Et vous ne pouvez rien acheter chez eux car ils sont très chers et qu’ils ne veulent pas vendre la pleine propriété de leurs productions. Pas de problème en revanche avec la Corée et l'Indonésie. Nous ne gagnons pas beaucoup d'argent avec ces dessins animés, mais les revenus qu’ils génèrent sont assez réguliers.






Donnez-vous des instructions aux Coréens ou aux Indonésiens sur les histoires que vous voulez, ou bien achetez-vous simplement le produit final ?

J'achète le produit final. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent, je n'interfère pas avec ça.

Beauty & Warrior, un des 17 films d'animation indonésiens co-produits et distribués par IFD.

Le début des années 1990 a vu IFD perdre une bonne partie de sa présence sur le marché vidéo international. Quelle en est la raison ?

La structure du marché a changé. La raison principale c’est la télévision par câble et satellite. Avant, les gens louaient des films en vidéo. Quand le satellite est arrivé, ça a changé la donne. Aujourd'hui, avec Internet, le business est à nouveau en pleine mutation.



Vous avez récemment sorti quelques films comme Hero the Great, Dragon the Master ou Big Boss Untouchable avec Dragon Sek, un clone tardif de Bruce Lee. Qu’est-ce qui a motivé ce retour sur le marché ?

À la fin des années 1990, le marché chinois a commencé à s'ouvrir. Certes, ils ont une réglementation assez stricte mais il reste malgré tout facile d’y faire des affaires, et monter des co-productions avec eux. Nous restons donc actifs, même si nous n’avons plus les moyens de produire autant de films qu’autrefois. Dragon Sek est ok pour ce qui est de l’action, mais il est encore un peu juste comme comédien.

« Bruce Lee is great, Dragon is greater ! »

Cela veut-il dire que vous vous êtes ré-orienté vers le marché chinois ?

Nous souhaitons toujours exporter vers les Etats-Unis et l'Europe, mais je peux vous dire que les prix de vente ont beaucoup baissé. L'Allemagne par exemple, aujourd’hui ils ne peuvent même pas payer 5 000 $ américains. Pareil avec la France, ils n'achèteront rien au dessus de 3 000 $. Comme nous étions spécialisés dans les films d'action, nous ne co-produisons que des films d’arts martiaux. Nous pouvons faire ce type de films parce que le marché chinois s’y intéresse. Je pense qu'aujourd'hui, 90% des studios de production de Hong Kong font comme moi. Nous continuons à faire doubler ces films et les vendons toujours dans le monde.



Pourquoi utiliser l'image de Bruce Lee pour ces films ?

1973, c'est à la fois l'année où j'ai fondé IFD et l'année de la mort de Bruce Lee. Je me souviens être allé à ses funérailles avec Chris Mitchum. Parfois les gens se demandent pourquoi je fais des films qui reprennent l'image de Bruce Lee, mais c'est parce que je suis moi-même fan de lui ! Parce que si vous vous renseignez sur l'histoire récente, les Chinois ont rencontré beaucoup de difficultés. Et Bruce Lee est quelqu'un qui a vraiment enseigné au monde ce qu'est l'être humain. Comment se lever, comment être plus fort lorsqu’on est faible et comment combattre son ennemi. Je l’admire pour ça. Il a étudié la philosophie et s’en est servi pour inventer un nouveau type d'arts martiaux.



Vous avez dit que l'un de vos objectifs initiaux était de réaliser des films. Comment se fait-il que vous ne l'ayez jamais fait par le biais d’IFD, qui était pourtant votre entreprise ?

Parce que je n'avais pas le temps ! Je devais guider mes équipes dans les étapes de production. Godfrey Ho vient d'un milieu artistique, il n'a pas l'esprit commercial. C'est pour ça que je devais tout le temps l’encadrer pour faire les films.



Pouvez-vous nous parler d'Alton Cheung, un autre des réalisateurs maison d'IFD ?

Il est bon. Il fait de la production en Chine maintenant. J’entretiens de bonnes relations avec la plupart des personnes qui ont travaillé pour IFD, je dîne parfois avec eux.

Kickboxer the Champion...

...et Thunder Kids 3: Hunt for Devil Boxer, deux des productions IFD réalisées par Alton Cheung (qui n'était pas un pseudonyme de Godfrey Ho comme certains l'ont longtemps soupçonné, pas plus que ne l'étaient d'autres réalisateurs maison comme Philip Ko ou Charles Lee).

Quels sont vos projets pour l'avenir d'IFD ?

Je suis vieux maintenant. Ça fait 40 ans que je suis dans le cinéma. Ma famille veut que je prenne ma retraite. Ma fille et mon fils ont reçu une bonne éducation. Je souhaiterais toujours monter des co-productions avec la Chine, mais je ne m'en soucie plus vraiment. Je le ferai si cela semble vraiment être un projet intéressant. Mais à vrai dire je ne suis vraiment satisfait d'aucune de mes productions. J’aimerais faire un film de meilleure qualité, mais cela nécessiterait beaucoup d'argent.

Nanarland : Depuis la réalisation de cette interview, Joseph Lai a pris sa retraite, au terme de presque 50 années d'activité dans l'industrie du cinéma de Hong Kong. En 2018, il a revendu IFD et son catalogue à DVD.com.Ltd / Hate media, deux entreprises britanniques qui sont la propriété de Toby Russell, grand fan de cinéma asiatique. Toby et son partenaire de longue date George Tan ont depuis entrepris de numériser et faire vivre le catalogue IFD autant que possible.

- Interview menée par Arnaud Lanuque -