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Entretien avec
Howard Vernon


Howard Vernon

Le 25 juillet 1996, Howard Vernon nous quittait. Dix ans après ce triste évènement, Nanarland publie une interview inédite, recueillie en février 1994, où l'ineffable comédien suisse évoquait sa collaboration avec le maître ibère Jesus Franco, dont il fut l'un des acteurs-fétiches. Tous nos remerciements à Olivier Père pour nous avoir communiqué ce document.


Comment avez-vous rencontré Jesus Franco ?

Je l'ai rencontré par l'intermédiaire d'un distributeur français. Il était dans un hôtel à Paris et m'a parlé de son film. J'ai dit : "Okay". Mon impresario a fait le contrat, qui était bon. C'est comme si vous demandez à quelqu'un "pourquoi avez-vous épousé votre femme ?", cela ne s'explique pas. On est sur la même longueur d'ondes, comme on dit. On a le même sens de l'humour, on aime les mêmes trucs. Donc on a continué à travailler ensemble. "L'Horrible Docteur Orloff" alias "Gritos en la Noche" n'était pas son premier film, il avait déjà fait un très bon petit film, "Temenos 18 Años", et les autres ont suivi.

Il y a une chose très importante chez Franco, c'est qu'il adore voyager : l'Espagne, le Portugal... Il a souvent convaincu son producteur français Robert de Nesle - qui est mort maintenant, paix à ses cendres - de tourner ses films à Madère. "Pourquoi Madère ?" demandait de Nesle. Et Franco trouvait toujours un prétexte imparable. Cela me convenait parfaitement, puisque j'adore la Méditerranée. Franco était aussi quelqu'un de très cultivé. On a souvent travaillé ensemble. Maintenant c'est terminé, parce qu'il n'y a plus de l'argent comme autrefois pour les défraiements, et puis je suis vieux. Mais je suis très heureux car notre collaboration a été fort intéressante.

[Ma collaboration avec Franco], c'est comme si vous demandez à quelqu'un "pourquoi avez-vous épousé votre femme ?", cela ne s'explique pas.

Y avait-il une part d'improvisation pour les acteurs sur les tournages de Franco ?

Un tout petit peu. Certains metteurs en scènes font des dialogues en béton auxquels on ne peut rien changer, d'autres non. Avec Franco, il n'y avait ni scénario ni dialogues. Il écrivait au fur et à mesure. Parfois nous ne savions pas ce que nous allions tourner l'après-midi. Et pendant le déjeuner, il écrivait tout. Pourquoi pas ? Je pouvais improviser dans la mesure où le sens de la scène restait le même.

Un jour la femme de Jess m'appelle pour me dire qu'il a besoin de moi pour un film dans quinze jours. Il fait toujours tout à la dernière minute. J'accepte. Jess me dit qu'il va m'envoyer le scénario. Je lui réponds qu'il ne peut pas m'envoyer quelque chose qui n'existe pas. C'était "X312- Flug zu Hölle" (1971). Je jouais un bandit brésilien qui détournait un avion de ligne. Il est arrivé à me faire entrer dans mon rôle en réécrivant tous mes dialogues de l'anglais à l'espagnol. Cela m'a beaucoup aidé. C'est la preuve que c'est un vrai metteur en scène, qui trouvait des solutions concrètes et rapides.

Je me souviens que sur un tournage, son scénario était un bout de papier minuscule, qu'il avait arraché je ne sais où. Nous déjeunions sur un tournage et il a eu une idée de film qu'il a notée immédiatement. L'histoire d'un type dans un aéroport... Une femme qui s'évanouit... Il a noté toutes les scènes. Il a une mémoire incroyable. Tout le film est dans sa tête. C'est une grande force. Cela lui permettait de tourner deux films à la fois, en utilisant différentes parties du même décor. Et je ne l'ai jamais vu accepter quelque chose sur un tournage qui n'était pas exactement comme il l'avait désiré.

"Dracula prisonnier de Frankenstein" (1972).

Par amitié pour Franco, il vous est arrivé de participer à des tournages de films dans lesquels vous ne jouiez pas...

Un jour Franco me téléphone et me parle de son prochain film :
-"Il y a un rôle extraordinaire et je voudrais que tu le fasses. Mais il n'est pas très grand et ne justifie pas le billet d'avion et les défraiements. Alors j'ai pensé à quelque chose, mais promets-moi que tu ne vas pas te fâcher.
- Je ne me fâche que pour des choses importantes.
- Est-ce que tu accepterais de faire le photographe de plateau ? (il savait que je faisais de la photographie).
- Pourquoi me fâcherais-je ? J'adore ça."

Si je fais de la photo, c'est pour me prouver que je suis assez intelligent pour faire autre chose que jouer la comédie. Il y a beaucoup de gens qui ne sont pas acteurs et qui jouent de la bonne comédie pour les besoins de leur métier : les vendeurs de voitures d'occasion par exemple, certains commerçants, les bouchers qui veulent faire passer un morceau de viande qui n'est plus formidable. Ils sont tellement comédiens que les bonnes femmes achètent n'importe quoi. Pour moi la comédie n'est pas une fin en soi. Un comédien doit savoir faire autre chose, sinon c'est triste.

Jesus Franco et Howard Vernon dans "Christina chez les morts-vivants" (1973).

Nous pensons aux "Possédées du diable" alias "Lorna, l'exorciste" ("Sexy Diabolic Story", 1974) tourné à la Grande-Motte et dans lequel vous n'aviez qu'un rôle muet de dix secondes.

La Grande-Motte, vous connaissez ? Quelle horreur, c'est un endroit abominable. Des immeubles modernes avec des alvéoles ! Le père Franco est très bon pour choisir les décors. Nous avions tourné presque deux films en même temps, comme souvent avec Franco, et j'avais fait les photographies sur les deux. Robert de Nesle appréciait beaucoup mes photos. Je refusais qu'on m'appelle "photographe de plateau", car je faisais ce que je voulais, quand je voulais.

Howard Vernon en bourreau sadique dans "Le Trône de feu" (1970).

À propos de l'érotisme chez Franco, il est difficile de savoir quelle est la part exigée par les producteurs et ses propres choix de cinéastes.

Les scènes additionnelles pornographiques étaient ajoutées par les producteurs, c'était rarement lui qui les tournait. Mais les producteurs prenaient Franco parce que c'était un spécialiste du genre.

"La Comtesse perverse" (1974).

Franco a fait une adaptation surprenante de "Névrose" alias "La Chute de la maison Usher" d'Edgar Allan Poe, dans laquelle vous interprétez le rôle principal...

Franco a eu une idée que je trouve très astucieuse. Il a réalisé une version de "Usher" dans un merveilleux décor naturel, un palador en Espagne, mais le film était trop court. Comme dans d'autres films à petit budget, Franco a gagné du temps dans les scènes de liaison. Mais il a également modifié la bande-son d'extraits de "Gritos en la noche", en noir et blanc, alors que le "Usher" était en couleurs, avec ma voix qui explique le passé de mon personnage. Tout cela sur des images que nous avions tournées vingt ans auparavant. Cela donne un film qui n'est certes pas un chef-d'œoeuvre, qui a été très critiqué, mais que je trouve intéressant.

Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre collaboration avec Jesus Franco ?

Les films que j'ai faits avec Franco n'étaient pas tous des chefs-d'oeuvre. On trouvait de tout là-dedans. Mais je peux dire que sans mon travail avec Franco, ma carrière d'acteur n'aurait pas été ce qu'elle a été. Alors qu'on ne me proposait que des rôles d'officiers Allemands, grâce à lui j'ai été avocat, assassin, médecin, voleur, Dracula (j'ai encore les dents à la maison). J'ai joué avec Fritz Lang, dans son dernier film. Lang ne laissait aucune place au hasard, il maîtrisait absolument tous les éléments de son film, alors qu'avec Franco c'était exactement le contraire. Mais le résultat est le même. Ce qu'ils font tous les deux est juste. Franco et Lang ont au moins une chose en commun. Sur un plateau, ils savent exactement ce qu'ils veulent. Dans le cas de Franco, il lui arrive de prendre lui-même la caméra et de filmer comme il l'entend. Cela va plus vite et cela lui épargne des explications avec ses techniciens. Quand il donne des indications sur la place de la caméra ou le choix de l'objectif, il sait exactement ce qu'il veut, sans perdre de temps. Un jour, dans une conversation avec Fritz Lang, j'ai employé le mot "art". Lang m'a rétorqué "qu'est-ce que c'est que l'art ? Moi je ne suis pas un artiste, je suis un artisan." En anglais "handworker", soit quelqu'un qui travaille avec ses mains. C'est exactement ça, et c'est merveilleux. D'ailleurs, dans le vrai artisanat, il y a toujours de l'art. Lang et Franco, ce furent dans ma carrière deux extrêmes merveilleux.

Howard Vernon avec Fritz Lang sur le plateau du "Diabolique Docteur Mabuse" (1960).

Franco a réalisé un film qui était une pure merveille, "Necronomicon" ("Delirium", 1967). Un jour que j'étais chez Fritz Lang, à Beverly Hills, il m'a dit qu'il avait vu dans les annonces de spectacles qu'on jouait un film avec moi. Il y était allé parce qu'il m'adorait, je ne sais pas pourquoi. C'était vraiment une grande amitié entre nous. Lorsque le film a commencé, Lang s'est aperçu avec horreur qu'il s'agissait d'un film érotique. Lang détestait les films érotiques, parce qu'il avait un immense respect pour les femmes. Mais peu a peu, il s'est habitué et a trouvé le film merveilleux. C'était un film très onirique, surréaliste. Et même après la mort de mon personnage, il a décidé de rester jusqu'à la fin du film. Lang m'a dit : "tu peux dire à ton metteur en scène, que je ne connais pas, que ce film est très beau et qu'il m'a beaucoup plu". Quand j'ai raconté ça au père Franco, il a bu du petit-lait.

- Interview menée par La Team Nanarland -