Recherche...

Entretien avec
Don Gordon Bell

Also available English version


Don Gordon Bell

Entre 1975 et 1985, Don Gordon Bell a fait partie de ces nombreux expatriés qui ont travaillé dans l'industrie du cinéma aux Philippines, à la fois sur de grosses productions internationales et dans de nombreux nanars à tout petit budget. D'abord simple figurant, puis cascadeur, avant d'enchaîner avec des rôles de plus en plus consistants, Don a également travaillé comme directeur de casting ou scénariste. Grâce à son expérience au sein des Marines, avec qui il a combattu en première ligne durant la Guerre du Viêt-nam, il a notamment dégotté un poste d'assistant de production sur le tournage d'Apocalypse Now. En tout, Don a travaillé sur environ 50 productions 100% philippines et 35 co-productions en l'espace de seulement dix ans, croisant des réalisateurs de premier plan comme Francis Ford Coppola et Oliver Stone, ainsi que des figures appréciées en ces lieux comme Cirio H. Santiago, les habitués des productions Kinavesa ou encore l'icône de la bruceploitation Bruce Le.

Cette interview date de juillet 2009, avec une petite mise à jour en septembre 2016. Atteint d'une leucémie contre laquelle il s'est battu pendant de longs mois, Don Gordon Bell s'est éteint le 30 janvier 2024, dans l'hôpital pour vétérans de l'armée de Vancouver, État de Washington. Il avait 72 ans.

Interview menée par John Nada


Jusqu'à présent, le peu de choses que l'on sait de vous, nous le tenons de ce que nous ont raconté des personnes comme Nick Nicholson, Mike Monty ou Richard Harrison. Pourriez-vous d'abord nous parler de votre jeunesse ? Il semble que votre quête identitaire n'ait pas été très facile

Mon nom de naissance est Jun Yong-Soo, c'est ma mère biologique coréenne qui me l'a donné. "Jun" est le nom de famille de ma mère, et "Yong-Soo" un prénom qui signifie "Très Beau Visage". Je sais, je sais... « Qu'est-ce qui t'est arrivé ? », me demande mon épouse coréenne en rigolant. LOL. Je suis né durant la Guerre de Corée, ce qui fait de moi un "enfant de la guerre" comme disent les médias. Je préfère le terme "bébé de la Guerre de Corée". Mon père biologique était un soldat américain, venu se battre en Corée sans trop savoir pourquoi l'Amérique aidait le peuple coréen. Il se pourrait qu'il ait été un sous-officier de haut rang. Je sais qu'il a servi environ quatre ans en Corée, et qu'il a eu deux enfants ici (ma petite soeur et moi). Je n'ai appris ça qu'à l'âge de 38 ans.

Ma mère coréenne s'est donc retrouvée seule, avec deux enfants métis sur les bras. On nous appelait des "TuiGi", un terme coréen qui signifie "Enfant de Poussière" ou "Enfant du Néant", et qui désigne les enfants métis en général, et ceux qui sont Noirs/Coréens en particulier. Ce terme peut également se traduire par "Enfant du Diable". Il existe un terme moins péjoratif, "Hon Hyol Ah", bien que les mots coréens et chinois qui le composent soient toujours porteurs de connotations un peu racistes ("engeance" et "sang-mêlé").

Don, à l'âge de six ans.

Je suis né le 25 janvier 1952, et ma petite soeur le 9 juin 1955. A cette époque, en Corée, c'était tout simplement impensable pour une femme seule d'arriver à élever deux enfants métis comme nous, à cause du mépris et même de la haine que nous inspirions. Une différence culturelle de taille avec d'autres pays, notamment d'anciennes colonies espagnoles comme les Philippines, où être un métis moitié-Espagnol / moitié-indigène est plutôt bien considéré. Récemment, j'ai découvert grâce à un test ADN que mon père biologique avait des origines apaches, mexicaines et espagnoles. Avec mes origines coréennes par ma mère, on peut donc dire que j'ai une identité vraiment pluri-ethnique.

J'imagine que mon père a dû donner un peu d'argent à ma mère, et puis qu'il est rentré aux Etats-Unis. Je ne l'ai pas connu, en tout cas je n'ai aucun souvenir de lui. Je n'en ai jamais voulu à ma mère biologique, parce que mes parents adoptifs, chrétiens tous les deux, nous ont aidé à comprendre qu'elle n'avait pas vraiment le choix. J'ai grandi dans une famille de classe moyenne très typique, d'origine anglo-écossaise, dans la banlieue de Los Angeles. Mes parents adoptifs me disaient que nous étions américains, et qu'en tant que peuple nous autres Américains avions tous des origines très diverses. J'ai été élevé dans l'idée que j'avais été adopté dans la famille du Seigneur, mais ce n'est qu'au milieu de la trentaine que j'ai commencé à comprendre et assimiler cet enseignement chrétien.

Don, à l'époque où il était lycéen.

Vers la fin des années 60, j'ai terminé le lycée et j'ai eu envie d'action. J'étais très conservateur, et pour moi la situation au Viêt-nam était similaire à celle qu'avait connu ma mère et le peuple coréen quelques années plus tôt. Il fallait aider les Vietnamiens à se libérer du joug du communisme, et c'est pour ça que nous étions engagés là-bas. Du moins c'était mon opinion à l'époque.

Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre expérience de la guerre au Viêt-nam ?

Comme mon père avant moi, je me suis engagé pour servir mon pays. J'ai choisi les Marines, parce que j'étais impressionné par leur "Esprit de Corps" [Note de Nanarland : en français dans le texte]. J'étais dans la meilleure unité, parce que je voulais éviter de me retrouver en zone de combat avec des bleu-bites du contingent. Mes oncles et mes cousins avaient eux aussi servi dans les Marines, donc ce choix s'est vraiment fait naturellement. J'étais un vrai va-t-en-guerre, prêt à en découdre et à tuer pour Dieu, ma Patrie et la Rock 'n Roll attitude.

J'ai été affecté à l'élite des unités de Reconnaissance des Marines. Le "1st Recon Battalion" et la "1st Force Recon Company" constituaient l'élite de l'élite, les "Marines des Marines". Au Viêt-nam, face à l'ennemi, ces deux unités dans lesquelles j'ai servi ont obtenu un des ratios les plus élevés : seulement 78 de nos Marines tombés au combat contre environ 25 000 Viêt-congs et membres de l'armée nord-vietnamienne tués [Note de Nanarland : sur l'ensemble du conflit, ce ratio était en moyenne de 1 combattant américain pour 10 combattants viêt-congs, et le record pour une unité de 1 pour 400]. J'ai connu les horreurs de la guerre, combattu et tué pour une noble cause... mes camarades Marines à mes côtés au sein des Long Range Reconnaissance Patrols, une des tâches les plus risquées sur le terrain [Note de Nanarland : les LRRP étaient de petites unités lourdement armées - généralement six hommes - qui étaient envoyées loin en territoire ennemi pour effectuer des missions de reconnaissance, d'embuscade ou de sabotage].

Comme je ne connaissais pas mon propre père biologique, j'ai fait extrêmement attention à ne pas "enfanter un bâtard". J'ai néanmoins pris part à cette pratique, courante chez les soldats, de se détendre dans les bras de créatures exotiques. Je suis ainsi parti en permission en Thaïlande à trois reprises, tout frais payés par le gouvernement, en récompense des bonnes performances de nos unités de reconnaissance (plus grand nombre d'ennemis repérés et tués dans le mois). Au Viêt-nam j'ai découvert les saunas spéciaux "crème-vapeur", et les quartiers rouges plein de bars et de bordels, "Les Rues de la Passion", tels que "La Jungle" à Danang ou "TuDo Street" à Saïgon, des lieux qui répondaient parfois aux besoins des deux armées, la leur et la nôtre. Une fois, dans un bordel de bord de route, ma "boom-boom-girl" vietnamienne préférée s'est soudain mise à chuchoter « Plus parler ! VC, ici maintenant ! ». J'ai alors entendu plusieurs Viêt-Congs discuter, apparemment ils étaient venus pour leur R&R (Repos & Relaxation) ! Je me suis faufilé dehors avec, au cas où, mon arme réglée en mode rafale illimitée, tout ça bien sûr après en avoir eu pour mon argent. Au Viêt-nam, j'ai mené une vie assez folle et mouvementée, qui m'a en quelque sorte préparé à l'industrie du cinéma quelques années plus tard.

Don, en service au Viêt-nam.

Justement, comment êtes-vous passé de la Guerre du Viêt-nam à l'industrie du cinéma philippin ?

Après avoir quitté l'armée, je me suis inscrit à l'université, mais sans vraiment avoir de but ou d'ambition pour la suite. Le destin a fait que je suis parti en vacances aux Philippines avec mon colocataire, John R. Silao, un Philippin dont la famille avait émigré aux Etats-Unis quand il avait douze ans. C'était la fin de l'année 1975, le film sur la Guerre du Viêt-nam "Apocalypse Now", avec Marlon Brando et Martin Sheen, était en pré-production et recrutait des figurants. Le cousin de John travaillait dans le cinéma philippin et m'a informé qu'ils cherchaient des figurants occidentaux pour ce film. Le directeur de casting qui était sur place, Ken Metcalfe, a remarqué mon tatouage des US Marines sur mon avant-bras droit, a appris que j'avais servi au Viêt-nam, participé aux combats... Dix minutes plus tard, Ken m'a présenté au metteur en scène, Francis Ford Coppola.

Quand Francis a appris que j'avais servi dans les unités de Reconnaissance des Marines, derrière les lignes nord-vietnamiennes, sous le feu de l'ennemi, bref que j'avais vraiment tiré avec de vraies armes contre de vrais ennemis, j'ai été immédiatement embauché comme Assistant de Casting chargé de superviser les figurants étrangers, à 100 dollars par jour ! De simple figurant, je venais d'être promu Assistant de Production ! J'ai immédiatement pris mon rôle très à coeur, beuglant comme un Sergent Instructeur pour organiser les groupes de figurants en rangs ordonnés, leur faire remplir les formulaires, les faire prendre en photo etc. J'ai demandé à ceux qui avaient déjà servi dans l'armée de faire un pas en avant, puis annoncé aux dix qui se sont exécutés qu'ils étaient désormais MES assistants, et que leur salaire venait d'être doublé à 50 dollars par jour. Tout s'est passé au poil, et Ken Metcalfe semblait ravi de m'avoir à bord.

Don, dans un petit rôle d'opérateur radio dans "Apocalypse Now".

Plus tard, c'est moi qui fut chargé de former les figurants au maniement des armes, de leur donner des rudiments de tactiques d'infanterie, de leur apprendre à descendre d'hélicoptère rapidement mais sans risquer de se blesser, de m'assurer qu'ils portaient leurs uniformes et leur équipement correctement, et qu'ils s'accrochaient bien à leurs armes parce qu'il ne fallait pas qu'elles tombent entre les mains des Communistes. Bref, les aider à ressembler et à se comporter comme de vraies troupes au combat.

Je suis très déçu de ne pas avoir été crédité au générique pour mon travail sur le casting. J'ai néanmoins une lettre du deuxième assistant-réalisateur, Larry Franco, qui atteste ma promotion au rang d'Assistant de Production sur le tournage, en charge de tous les figurants sur le plateau : ifugaos, philippins, occidentaux et vietnamiens.

Voilà comment, alors que j'étais initialement parti aux Philippines pour trois semaines de vacances, je me suis retrouvé à travailler dans des films tournés là-bas pendant presque dix ans. Ce furent les meilleures années de ma vie.

Don avec un enfant Ifugao.

"Apocalypse Now", "Les Boys de la Compagnie C", "Hamburger Hill", "Platoon", "Né un 4 juillet" : la plupart des grands films sur la Guerre du Viêt-nam ayant été tournés aux Philippines, il devait y avoir pas mal de boulot...

Pendant le tournage de "Apocalypse Now", le réalisateur Sidney J. Furie est venu faire un tour sur le plateau. Ken Metcalfe m'a présenté à Sid comme son principal assistant, et on a été tous les deux engagés pour bosser sur la production que Sid préparait, "Les Boys de la Compagnie C". Le début du tournage était prévu pour l'été 1977. Bien entendu, Sid a également rencontré Francis Ford Coppola. Il lui a dit : « Bonjour, je fais AUSSI un film sur la Guerre du Viêt-nam ». Francis s'est mis à regarder autour de lui en faisant de grands gestes avec les mains, sans exagérer il y avait au moins 2000 figurants, acteurs, techniciens, en train de préparer la séquence où le USO fait un spectacle au Hao Phat pour les troupes. Francis s'est alors mis à beugler : « JE SUIS en train de tourner LE film sur la Guerre du Viêt-nam !!! ». Puis il est parti, entouré de sa cohorte d'assistants. Sidney s'est alors tourné vers Ken et moi, et avec un sourire de connivence il nous a dit : « N'empêche, mon film à moi sortira dans les salles avant le sien ». Et effectivement, "Les Boys de la Compagnie C" est sorti en salles le premier aux Etats-Unis, durant l'été 1978, battant "Apocalypse Now" d'une année.

Reconstituer le fil de votre filmographie est un vrai casse-tête : vous êtes parfois crédité sous le nom de "Don Gordon Bell", d'autres fois c'est simplement "Don Gordon" ou "Don Bell", sans parler du fait qu'il existe un autre acteur américain nommé "Don Gordon"... Pourriez-vous nous aider à y voir plus clair ?

Mon nom complet - celui que m'ont donné mes parents adoptifs - c'est Donald Gordon Bell. Au début, quand j'ai commencé à travailler au cinéma, j'ai juste utilisé "Don Bell", sur "Apocalypse Now", "Les Boys de la compagnie C", et pour de petits rôles dans des films philippins tournés pour le marché local, des documentaires, la télévision etc.

Quand les tournages d'"Apocalypse Now" et des "Boys de la Compagnie C" ont été terminés, ceux d'entre nous qui avaient travaillé sur ces deux films ont commencé à galérer pour trouver du boulot sur d'autres productions. Heureusement, les quelques contacts que j'avais noués avec des techniciens philippins m'ont servi. Ken Metcalfe m'a notamment présenté à Bobby A. Suarez [Note de Nanarland : producteur et réalisateur à la tête de son propre studio, BAS Films], qui a régulièrement fait jouer certains d'entre nous dans ses films. On y tenait généralement de petits rôles d'hommes de main, de voyous et de bad guys de service.

"Cléopâtre la panthère du kung-fu" (alias "Cleopatra James Bond du karaté" alias "Cleopatra Wong", 1978), réalisé par Bobby, avec l'actrice de Singapour Marrie Lee en vedette, fut l'un de mes premiers "films internationaux" en tant qu'acteur. C'est à cette époque, vers 1977-78, que j'ai commencé à utiliser le nom "Don Gordon" à l'écran, en expliquant aux techniciens qu'il fallait désormais me créditer comme tel.

Don et Marrie Lee, alias "Cleopatra Wong".

Au début des années 80, j'ai travaillé sur un autre film de Bobby Suarez qui s'appelait "American Commandos" alias "Hit Man" [Note de Nanarland : sorti au cinéma en France sous le titre "Le Commando du triangle d'or", et en vidéo sous le titre "Hitman, l'Ultime Mission"]. Christopher Mitchum et John Phillip Law y tenaient les rôles principaux. Quand on s'est croisés sur le tournage, ils s'attendaient tous les deux à rencontrer le "vrai" Don Gordon, celui qui avait joué dans "Papillon" et dans "Bullitt" ! John Phillip Law m'a dit : « Mais... tu n'es pas Don Gordon ! ». Je lui ai répondu : « En fait mon vrai nom c'est Don Gordon Bell, mais je me fait créditer 'Don Gordon' depuis plusieurs années. Il existe un VRAI Don Gordon ? Jamais entendu parler... »

Si vous faites une recherche sur "Don Gordon" dans Google, le VRAI Don Gordon, vous trouverez des infos sur cet acteur, né en 1926, et qui a une très longue carrière dans le cinéma et à la télé, avec plus d'une centaine de rôles. C'était un acteur de seconds rôles assez connu, et un ami proche du légendaire Steve McQueen, mais moi à l'époque je n'en avais jamais entendu parler. Quand Chris Mitchum et John Phillip Law m'ont expliqué qui c'était, je me suis dit « Bon ben merde alors, qu'est-ce que je fais maintenant ? ». Chris a suggéré que j'utilise "Don Gordon Bell", un peu dans l'esprit de "John Phillip Law". On a tous convenu que ça sonnait bien. J'ai donc changé une nouvelle fois mon "nom de scène", passant de "Don Bell" (1976-77) à "Don Gordon" (1977-81) puis à "Don Gordon Bell" (à partir de 1981).

L'histoire ne s'arrête pas là. Vers la fin de l'année 1981, le "vrai" Don Gordon a tenu le rôle du conseiller de l'antéchrist dans "La Malédiction Finale" ("Omen III: The Final Conflict"). Mince, sur le visuel du film son nom apparaissait en deuxième, au-dessus du titre ! Et à travers tout Manille il y avait des affiches, des flyers et autres supports publicitaires avec marqué en gros "Starring Don Gordon" ! Du coup, aux Philippines, les gens ont cru que c'était MOI. J'ai essayé de démentir, mais c'était peine perdue, autour de moi tout le monde me disait « On t'a vu, avec une barbe, félicitations... quand est-ce que tu as tourné ce film ? ». Quand je leur répondais qu'ils faisaient erreur, personne ne voulait me croire, alors j'ai fini par acquiescer, ben ouais les mecs, c'était moi...

Au fait, vous avez peut-être remarqué mais sur de nombreux sites, certains de mes films sont attribués au "vrai" Don Gordon. Alors que c'est MOI qui ai fait ces films, moi, l'imposteur, Don Bell/Don Gordon/Don Gordon Bell ! Je me dis que ce n'est que justice... N'empêche, ça me ferait bien marrer que le "vrai" Don Gordon apprenne comment il s'est retrouvé crédité pour des films philippins qu'il n'a jamais tournés !

Peu de temps après, en 1982, Sidney J. Furie est revenu aux Philippines pour y tourner "Au coeur de l'enfer" ("Purple Hearts"). Pour lui je m'appelais toujours "Don Bell", puisque c'est comme ça que je me faisais appeler sur le tournage des "Boys de la Compagnie C" cinq ans plus tôt. Du coup, c'était un peu la confusion parmi l'équipe du film, pour qui je m'appelais tantôt Don Bell, d'autres fois Don Gordon, ou encore Don Gordon Bell. J'ai dû faire une annonce à toute l'équipe de tournage comme quoi dorénavant, et une fois pour toutes, j'étais Don Gordon Bell. J'utilise toujours ce nom aujourd'hui, quand je donne des cours d'anglais à des étudiants coréens. Je ne me doutais pas du bazar que mes changements de patronyme allaient provoquer plus tard, quand les films sortiraient en vidéo. Je ne pensais pas que ça aurait la moindre incidence en-dehors des Philippines. Cette interview me donne enfin l'opportunité de lever le voile sur ce mystère...!

Don sur le tournage de "Au coeur de l'enfer" avec l'actrice Cheryl Ladd de la série "Drôles de dames".

On vous a parfois vu tenir de petits rôles d'artiste martial, à l'époque où les films de kung-fu étaient encore en vogue. Est-ce que vous aviez de l'expérience dans le domaine des arts martiaux ?

En matière de sport, j'ai toujours été attiré par les arts martiaux. Pour moi c'était une manière de renouer avec mes origines asiatiques. Dès l'âge de 10 ans j'ai commencé à lire des bouquins à ce sujet, et à apprendre tout ce que je pouvais dès que l'occasion s'en présentait. A 11 ans, j'ai fais la connaissance d'un gamin japonais qui m'a enseigné les bases du Judo et du Jujitsu pendant un an. Un jour, alors qu'on s'entraînait dans un parc, un soldat américain est venu me voir et m'a demandé si j'avais des origines coréennes. J'étais très surpris qu'il arrive à deviner mes origines, d'habitude la plupart des gens sont incapables de distinguer les Asiatiques entre eux. Il s'avérait qu'il avait étudié le Tae Kwon Do pendant six ans en Corée, alors qu'il était stationné là-bas au sein de l'armée. Il avait étudié auprès de Jhoon Rhee, un précurseur qui a introduit le Tae Kwon Do en Amérique. Mon ami japonais et moi avons dès lors fait l'apprentissage de l'art martial de mon pays d'origine, et je fus l'un des premiers à rencontrer le maître coréen Jhoon Rhee, en 1964. J'avais 12 ans, et pendant les quatre années suivantes je me suis entraîné dur et j'ai étudié tous les bouquins qui existaient à l'époque, jusqu'à finalement obtenir une ceinture noire de Tae Kwon Do à l'âge de 16 ans.

Fin des années 60 / début des années 70, je m'inscrivais presque tous les week-ends à des tournois libres, comme le tournoi des "Quatre Saisons" de Chuck Norris. Les tournois libres offraient la possibilité d'affronter des artistes martiaux de différents styles et différentes écoles - chinoises, japonaises, d'Okinawa. Il n'y avait pas encore de kickboxing Muay Thaï à l'époque, mais j'étais avide d'apprendre tout ce que je pouvais. Avec mes 70 kgs, je concourrais dans les catégories des poids-légers ou des poids-moyens. Au fil des ans j'ai remporté 45 trophées, à la fois en combats et en démonstrations de katas. J'ai été entraîné à l'ancienne, avec des instructeurs qui insistaient sur l'apprentissage des fondamentaux, et une montée des échelons qui se faisait très lentement.

Don s'entraîne avec Marrie Lee sur le tournage de "Cleopatra Wong".

Au Viêt-nam, j'ai fait quelques combats amicaux avec des Marines coréens de la 2ème Brigade des "Dragons Bleus", dont j'avais fait la connaissance à l'occasion d'un entraînement commun avec mon unité. Les Marines coréens n'appréciaient pas du tout qu'un "Tuigi" à moitié coréen comme moi leur botte le cul ! Mon instructeur américain était un ancien boxeur, qui nous avait appris à développer la puissance de nos coups de poing. Un jour, un Sergent coréen qui était un vrai dur a fini par me demander où est-ce que j'avais appris le Tae Kwon Do. Après le lui avoir raconté, il est retourné auprès des Marines coréens et leur a expliqué que mon prof était l'élève d'une légende du Tae Kwon Do, à savoir Jhoon Rhee. Après ça, ils m'ont accepté comme un camarade Marine qui était "à peu près" coréen. On buvait leur soju fait-maison et on mangeait de la viande de chien, du kimchi etc. chaque fois que l'occasion se présentait. Le 1er Bataillon de Reconnaissance des Marines entraînait beaucoup de soldats coréens, ceux des Divisions "Tigre" et "Cheval Blanc", ainsi que les Marines coréens de la 2ème Brigade des "Dragons Bleus". C'était des combattants redoutables, coriaces, avec une grande discipline, qui étaient craints et respectés par l'ennemi.

Après avoir servi au Viêt-nam, en 1970-71, je suis resté stationné à Camp Pendleton, la base des Marines, près de Los Angeles. Là-bas j'ai rencontré un Marine originaire de Hawaï qui m'a fait découvrir le style Kajukenbo, un mélange hawaïen de Karaté, de Judo et de Kempo. Ce style est ensuite devenu le "Karaté Kenpo" sous la houlette d'Ed Parker, un Hawaïen qui entraînait de nombreuses vedettes de Hollywood et qui a contribué à populariser les arts martiaux aux Etats-Unis dans les années 60. Le premier élève d'Ed Parker à obtenir une ceinture noire fut James Ibrao, lui aussi hawaïen. Ce dernier a ouvert une école à Pasadena, en Californie, où ses deux élèves les plus brillants furent les frères Carlos et Doug Bunda, également de Hawaï. Et moi j'étais un des meilleurs élèves de Carlos.

Pour vous donner une idée, Carlos Bunda c'est le champion catégorie poids légers qui a battu Chuck Norris (catégorie poids moyens) pour le titre de Grand Champion, lors des Championnats Internationaux de Karaté organisés par Ed Parker en 1964. C'est aussi lors de cet évènement que Bruce Lee a fait la démonstration de sa fameuse technique du "one-inch punch", et qu'on a pu voir du Gung Fu pour la première fois à la télé. Je me suis entraîné pendant quatre années sous la tutelle des frères Bunda, et obtenu ma ceinture noire 1ère Dan. Tous ces Hawaïens avec qui je m'entraînais m'appelaient "hapa-Howley" ("demi-Blanc"), un terme affectueux et condescendant à la fois.

Technique de Uechi-ryu.

De retour aux Etats-Unis, j'ai également repris la compétition. Pour mon premier grand tournoi libre, j'ai terminé à la 3ème place dans la catégorie poids-moyens. Entre 1972 et 1975, j'ai remporté plusieurs trophées en Californie, dans le Nevada, l'Arizona, le Nouveau Mexique, et même Hawaï à deux reprises. Quand les tournois de Full Contact ont vu le jour, au milieu des années 70, j'ai eu le déshonneur de voir mon nom figurer dans le magazine Black Belt pour avoir été le premier combattant à être mis KO. Mon salopard d'adversaire m'a flanqué un coup de pied latéral arrière, alors que l'arbitre venait de stopper le combat et que j'étais en train de me replacer. Il a perdu un point, mais moi j'ai perdu conscience quand ma tête a heurté le sol en bois. J'ai néanmoins pu reprendre le combat, et je me suis vengé en l'emportant 5-3, atteignant les demi-finales et terminant 3ème.

Quand je suis arrivé aux Philippines, j'ai pris quelques cours avec des cascadeurs sur le combat au bâton, l'escrime, et des techniques de Kali. Quand j'ai rencontré Chuck Norris, qui venait tourner dans l'archipel le premier "Portés Disparus" ("Missing in Action"), il a tout de suite su qui j'étais, parce qu'il m'avait vu quelques années plus tôt avec les Hawaïens, dans des restaurants de Chinatown, à Los Angeles. Il n'avait pas oublié que mon prof Carlos Bunda l'avait battu en compétition.

Plus tard, j'ai fait la rencontre d'un autre Hawaïen, Mike Stone, qui s'était marié avec Priscilla Presley, la veuve d'Elvis. Mike affichait un palmarès record de 98 victoires en compétition, 0 matchs nuls et 0 défaites. Il était venu aux Philippines avec le réalisateur Ed Murphy, et quand je me suis présenté et que je lui ai mentionné les noms de mes différents instructeurs, il m'a proposé de travailler avec lui comme assistant sur deux films. L'un d'eux s'appelait "Forces Spéciales" alias "Special Force" ("Raw Force" alias "Kung Fu Cannibals", 1982), et j'y tenais aussi le rôle du zombie du célèbre samouraï Musashi. [Note de Nanarland : Don tient même deux rôles dans le film, puisqu'en plus du samouraï zombie, il joue un bad guy avec un tee-shirt noir flanqué du logo Superman, qui tente de découper Rey Malonzo à coups de sabre, avant de chuter d'une falaise sous la forme d'un mannequin en mousse]

Don entre les mains des maquilleuses pour jouer le rôle du zombie de Musashi dans "Forces Spéciales" alias "Special Force" (1982).

[Note de Nanarland : Mike Stone était un artiste martial réputé, connu notamment pour ses liens avec Bruce Lee, et pour avoir été le prof de karaté de Elvis Presley, dont il a grandement influencé le jeu de scène. A l'origine, il était parti aux Philippines pour tourner "L'Implacable ninja" avec Menahem Golan, d'après une histoire qu'il avait développée et qui lui tenait à coeur. Sauf que très rapidement, Golan s'est rendu compte que si Mike Stone était compétent sur le plan martial, il était en revanche incapable de jouer la comédie. Ne sachant trop quoi faire, Golan croise par hasard Franco Nero dans un ascenseur durant le Festival du Film de Manille, et lui propose alors de tenir le premier rôle dans "L'Implacable ninja" à la place de Mike Stone, ce dernier se chargeant de la chorégraphie des combats et des cascades. Plus tard, Mike Stone va également travailler sur la série des "American Ninja" avec Michael Dudikoff, toujours pour la Cannon. Il tiendra finalement le premier rôle dans "Tiger Shark" (1987), un navet tourné aux Philippines et dont il signe par ailleurs le scénario.]

Mike Stone, Don et le réalisateur Ed Murphy.

Puis Romano Kristoff et moi avons ensuite fait la connaissance du Sensei Robert Campbell, un grand rouquin originaire de Boston avec une histoire incroyable. A Boston, Bob avait commencé par apprendre le Uechi-ryu, un style de karaté originaire d'Okinawa, perfectionnant sa pratique pendant de nombreuses années auprès du Sensei George Mattson. Puis il est parti à Taipei, sur l'île de Taïwan, où il a fait l'apprentissage du Wu Shu au sein de l'armée taïwanaise en tant qu'invité du Général au pouvoir. Après ça, Sensei Campbell est allé s'entraîner à Okinawa sous la tutelle des plus grands maîtres de Uechi-ryu. Il a atteint le niveau de Ceinture Noire 7ème Dan, et fut le premier artiste martial non-originaire d'Okinawa à remporter les championnats de cette discipline. Romano et moi on s'est entraînés pendant cinq ans sous sa supervision, apprenant le maniement des armes traditionnelles chinoises (ma préférée était la lance), la pratique japonaise du iaodo (qui consiste, en gros, à dégainer un katana avec vitesse et précision), le kendo, le bo-jitsu, ou encore le maniement des nunchakus (Romano était très bon avec un nunchaku dans chaque main). Parmi ses étudiants il y avait des riches, il y avait des pauvres, et tous ensemble on s'entraînait et on suait dans l'école du Manila Polo Club, une salle qui existe toujours aujourd'hui.

Donc... oui ! On peut dire que j'avais une certaine expérience dans le domaine des arts martiaux, pas juste quelques séances de chorégraphies de combat comme tant d'autres acteurs. Aujourd'hui encore, à Seoul, je donne des cours particuliers de Uechi-ryu.

Don et Romano (tout à gauche) aux côtés de leur Sensei Robert Campbell.

Est-ce que vos contacts dans le milieu des arts martiaux vous ont offert d'autres opportunités ?

Grâce à Ed Parker et à ses contacts à Hollywood, j'ai pu bosser comme figurant sur deux productions avec Bruce Lee, "Le Frelon vert" (1968), tourné aux Etats-Unis, et "Opération Dragon" (1973), tourné à Hong Kong. J'apparais aussi le crâne rasé dans quatre épisodes de "Kung Fu" (la première série, celle de 1972-75), avec David Carradine. Un acteur que j'ai eu l'occasion de rencontrer plus tard, aux Philippines. Un jour, alors que j'étais accoudé au bar du "Pagsanjan Falls Hotel", David est venu vers moi, m'a regardé de haut en bas, de bas en haut. « Mmh, tu m'as l'air bien entraîné... quel style ? ». Je me suis légèrement incliné pour le saluer, puis je lui ai raconté mon parcours. Malheureusement, je m'étais déjà engagé sur une autre production, "Opération Cambodge" avec Richard Harrison, ce qui fait que je n'ai pas pu participer au projet dans lequel Carradine devait jouer. Par contre il me semble que Nick Nicholson et Henry Strzalkowski ont tous les deux travaillé dessus.

Don face à Franco Nero dans "L'Implacable ninja" (1981), réalisé par Menahem Golan.

Aux Philippines vous avez joué dans des films de bruceploitation comme "Bruce's Five-Style Fists", "They Call Him Bruce Lee" ou "Le Poing vengeur de Bruce"...

"They Call Him Bruce Lee" (1978) fut le premier des trois, c'était une production locale avec Rey Malonzo en vedette [Note de Nanarland : Rey Malonzo est parfois crédité Rey King comme dans "Special Force" ou Bruce Ly comme dans "Chaku Master"]. Rey était un très bon acteur et un excellent artiste martial, et c'est à lui que je dois ma première vraie scène de combat dans un film. Après m'avoir observé sur le plateau alors que je m'entraînais dans mon coin, il est venu me voir et m'a demandé quels genres je pratiquais. Suite à quoi lui et moi avons ensuite travaillé une longue scène de combat qui m'a permis de montrer un peu mes capacités, et qui le mettait bien en valeur lui aussi. C'était quelqu'un de très motivant, qui m'a encouragé et m'a même présenté à des agents pour me faire connaître d'autres chorégraphes de films d'action. Je pense que j'avais aussi les traits suffisamment occidentaux pour tenir ce genre de rôle, avec cette tête de méchant étranger dont les héros philippins avaient besoin pour se faire mousser (de même que dans ses films, Bruce Lee affrontait des Japonais ou des Occidentaux comme Chuck Norris ou Kareem Abdul-Jabbar). Et ouais, c'est comme ça que j'ai pu jouer dans toute une ribambelle de films philippins, pas en tant que grand méchant mais souvent comme son bras droit. Mes compétences en arts martiaux auraient été suffisantes pour jouer les premiers rôles, mais je n'étais qu'un inconnu, un étranger, et je suis resté cantonné aux rôles d'hommes de main et de seconds couteaux. Donc voilà, il y avait toujours le grand méchant du film, et moi j'étais son principal homme de main, comme dans "Le Poing vengeur de Bruce" où Romano Kristoff jouait le bad guy en chef et moi son bras droit.

 

Don se fait botter les fesses par Rey Malonzo (vêtu du fameux survêt' jaune à bandes noires) dans le final de "They Call Him Bruce Lee" (1978).

Ensuite il y a eu "Bruce's Five-Style Fists" (1978), qui appartient lui aussi à cette vague de films surfant sur le succès de Bruce Lee. Les acteurs principaux étaient Ann Villegas, Allan Shishir, Boy Fernandez, Jack Lee et moi-même, crédité sous mon nom coréen, Joon Yong Su, qui est d'ailleurs mal orthographié (en fait ce devrait être "Jun Yong-Soo"). Je jouais pour une fois le rôle du méchant principal, et Jack Lee et moi avons donc tourné quelques gros combats. J'incarnais un maître du kung-fu spécialisé dans la technique des "griffes de l'aigle", et à la fin de chaque journée de tournage, mes doigts étaient si courbaturés qu'il fallait qu'une douce et jolie créature me masse délicatement les mains. "Bruce's Five-Style Fists" a été écrit et réalisé par Leonardo C. Pascual et produit par Abella Pascual. Jack Lee et moi avions été "prêtés" aux Pascual par Mr. Lim de Kinavesa, avant que nous ne tournions "Le Poing vengeur de Bruce" l'année suivante avec Bruce Le. Je crois me souvenir que "Bruce's Five-Style Fists" a été vendu à l'étranger à l'époque, mais il ne semble pas avoir été distribué en vidéo.

Don et Jack Lee sur le tournage de "Bruce's Five-Style Fists" (1978).

Don, un figurant, Carla Reynolds & Jack Lee.

Quels souvenirs gardez-vous de Bruce Le ?

Bruce Le était l'un des meilleurs sosies de l'époque, il imitait plutôt bien le vrai Bruce Lee. C'était un artiste martial accompli dans plusieurs styles de Gung Fu, et il était néanmoins très doué pour reproduire le style très particulier du Jeet Kune Do. Le Jeet Kune Do, c'était le "style qui n'en est pas un" de Bruce Lee, une combinaison de Wing Chun, de boxe chinoise et de plein d'autres choses que Lee avait piochées dans d'autres arts martiaux. Avant d'aller aux Philippines, j'avais rencontré Danny Inosanto à de nombreuses reprises à Los Angeles, c'était un des meilleurs élèves de Bruce Lee, donc j'étais un peu familier avec le Jeet Kune Do, et je peux vous dire que Bruce Le m'a vraiment impressionné.

Sur "Le Poing vengeur de Bruce", Bruce Le travaillait beaucoup et finissait souvent tard, après une journée de tournage il passait du temps avec tout le monde pour mettre au point des combats que chacun pourrait exécuter correctement le lendemain. Le réalisateur [Note de Nanarland : Joseph Velasco, alias Joseph Kong, collaborateur régulier de Bruce Le] et Bruce Le fonctionnaient comme un vrai duo, mais la plupart du temps c'est surtout le 2ème Assistant Réalisateur qui communiquait avec nous, parce qu'il parlait anglais. Bruce Le parlait néanmoins assez bien anglais pour nous donner des indications sur les chorégraphies des combats.

Si à mes yeux Bruce Le était un très bon imitateur, c'était plus encore un excellent combattant, et un artiste martial qui aurait mérité d'exister par lui-même. Il maîtrisait tant de styles de Kung Fu différents, et puis il avait un vrai talent pour mettre au point des chorégraphies de combat efficaces, tout en devant composer avec des figurants aux compétences limitées. Il savait tirer le meilleur parti de chaque homme pour le bien du film. Non, vraiment je regrette que Bruce Le soit resté cantonné à son rôle d'imitateur sans avoir eu la chance de pleinement démontrer son potentiel. Je serais curieux de savoir quel tour a pris sa carrière par la suite.

Romano Kristoff, qui joue le grand méchant dans "Le Poing vengeur de Bruce", est l'un des rares acteurs occidentaux de cette époque que nous n'ayons pas réussi à contacter. Nous savons qu'il était Espagnol, que c'était un ancien légionnaire, et qu'il était apprécié de tous, notamment de Richard Harrison qui nous a dit avoir « essayé de convaincre Romano de quitter Manille, parce qu'il avait le potentiel pour faire carrière ailleurs, mais la vie aux Philippines semblait lui convenir. » Vous qui étiez semble t-il son ami le plus proche, pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Plus qu'un ami proche, Romano était un vrai frère pour moi. Tous les deux, on a partagé un appartement à Makati pendant trois ans. On prenait des courts d'arts martiaux avec Sensei Bob Campbell. Et on faisait la bringue avec tout le gratin de Manille. L'associé en affaires de Bob n'était autre que BongBong, le fils unique du Président Marcos, et moi je connaissais ses soeurs, Irene, et surtout Imee, qui était une grande actrice de théâtre. Les femmes adoraient Romano. Il m'arrivait parfois de me rendre à une fête et d'arriver avant Romano, et que de belles jeunes femmes me confondent avec lui. Lui et moi, on avait bien tous les deux des cicatrices au front, mais ça s'arrêtait là : Romano était du genre Alain Delon, tandis que moi j'étais juste un type lambda qui devait soigner son apparence et rouler des mécaniques pour donner le change. Peut-être les femmes faisaient-elles semblant de nous confondre ? Quoiqu'il en soit, certaines se mettaient à m'embrasser, d'autres me giflaient en me reprochant de ne pas leur avoir donné de nouvelles. Ensuite Romano débarquait en me disant « bon sang mais qu'est-ce qui se passe, personne ne me dit bonjour ? », et moi je lui expliquais que c'était parce que tout le monde m'avait déjà salué "moi" !

Romano Kristoff, Carla Reynolds & Don Gordon Bell.

Romano était un chic type. Du moment que vous le respectiez, il était votre ami. En apparence, c'était un mec affable et sympa, mais il pouvait changer du tout au tout si l'un de ses amis avait des ennuis. Moi aussi j'étais du genre plutôt jovial, mais quand les ennuis arrivaient je me mettais soudain à "grogner comme un bulldog", comme disait Romano. Plus d'une fois il a dû me calmer, parce que j'étais une vraie tête brûlée à l'époque. J'étais quelqu'un de sanguin et d'arrogant, il m'arrivait de me brancher avec des types, de les insulter et de vouloir me battre avec eux. C'est pas pour rien qu'on me surnommait "Crazy Don". Heureusement, Romano pouvait désamorcer des situations explosives par sa seule présence. L'intensité de son regard faisait que même les mecs bourrés y réfléchissaient à deux fois. Quand Romano avait son regard de tueur, les mecs en face détournaient le plus souvent les yeux et se barraient. Il était cool, mais je n'ai aucun doute quant au fait qu'il ait vécu une existence dangereuse au sein de La Légion Etrangère. Il est quand même arrivé quelques fois que la situation dégénère au point qu'on en vienne aux mains, mais dans ces cas-là il suffisait qu'on dégomme les meneurs et les autres déguerpissaient. Dans une vraie bagarre de rue, vous étiez heureux d'avoir Romano pour assurer vos arrières ou combattre à vos côtés.

On parlait parfois de mes expériences au Viêt-nam, et des siennes en Afrique avec la Légion. Il savait que j'étais passionné d'histoire militaire, et m'avait expliqué que "Legio Patria Nostra" signifiait "La Légion est Notre Patrie". On partageait des récits sur les valeurs communes aux US Marine Corps et à La Légion Etrangère, dont "l'Esprit de Corps" représente la quintessence de la fraternité d'armes. Il me raconta notamment ce haut fait de la Légion que fut la bataille de Camerone, en 1863 au Mexique, où 62 légionnaires refusèrent de se rendre et résistèrent plus d'une journée à l'assaut de 2 000 soldats mexicains. Discuter ensemble de toutes ces grandes batailles menées par nos corps d'élite respectifs a contribué à nouer des liens forts entre nous.

A l'époque où je l'ai connu, Romano était prêt à tenter sa chance en Europe, mais il savait qu'il avait besoin de plus d'expérience. Seulement il avait beau essayer, la plupart des producteurs ici aux Philippines ne voulaient pas lui donner sa chance. C'est finalement à Mr Lim de Kinavesa que Romano doit d'avoir eu cette chance. Quand j'ai quitté le pays vers la fin de 1985, j'étais convaincu que sa carrière finirait par décoller, parce qu'il faisait partie de ceux qui avaient le potentiel pour percer. Il avait d'excellentes capacités : avec son physique de séducteur il pouvait jouer dans des films romantiques, et avec son expérience du combat, dans des films d'action. Au début il parlait anglais avec un fort accent, alors je lui ai fait travailler sa prononciation. Quand il proférait des insultes, il avait un accent vraiment bizarre, mais avec un ancien Marine comme moi en guise de prof, il s'est bientôt mis à jurer comme un vrai Américain. On regardait plein de films ensemble, et on discutait de la performance des acteurs, des actrices, des compétences du réalisateur, d'absolument tout. Comme tout ce qu'il entreprenait dans la vie, Romano prenait ça très au sérieux et faisait les choses à fond.

Avez-vous une idée de ce que Romano Kristoff est devenu, et où il pourrait être aujourd'hui ? Selon certaines rumeurs, il dirigerait un restaurant à Manille, Nick Nicholson avait entendu dire qu'il était au Brésil, et d'autres encore qu'il s'était fait tuer par les membres d'un gang...

Je suis au moins sûr d'une chose, c'est qu'il n'est pas à Manille. Robert Campbell, le dernier de nos amis mutuels, m'a dit que Romano était parti en Uruguay à la recherche du trésor caché de l'ex-Président Marcos ! [Note de Nanarland : Ferdinand Marcos a régné en dictateur sur les Philippines de 1965 à la révolution de 1986. Sous son régime autocratique, caractérisé par le népotisme et la corruption, il aurait détourné des milliards de dollars de fonds publics] Mon ami a toujours été entouré d'un halo de mystère, mais où qu'il soit je pense qu'il est parfaitement capable de se débrouiller. J'aurais adoré partir avec lui... Personne n'a plus entendu parler de Romano depuis, et j'espère de tout coeur qu'il a réussi son entreprise, et qu'aujourd'hui il se la coule douce quelque part, entouré de quelques jolies poulettes, plein aux as, et peut-être même en train d'écrire un livre ou un scénario sur sa vie.

Mise à jour du 12 septembre 2016 : Depuis que je vous ai accordée cette interview, en 2009, j'ai réussi à retrouver Romano Kristoff, en contactant des membres de sa famille via Facebook, et en l'espace d'un mois j'ai pu le revoir à Hong Kong. On s'est racontés nos vies. Romano est rentré pour un temps en Espagne, voir sa famille, mais avec le contexte économique morose qu'il y a là-bas il est vite retourné en Asie, avec notamment un projet de film en Chine. En fait il n'a jamais cessé d'être impliqué dans toutes sortes de projets dans différents coins de l'Asie, dans le domaine du tourisme en particulier. Sa personnalité très attachante et son charisme naturel lui ont bien servi. Il est toujours en excellente forme et profite de la vie, menant l'existence d'un gentleman débonnaire.

« Romano et moi aux côtés de Robert Campbell, notre Maître de karaté okinawaïen de style « Uechi-Ryu » à Hong Kong, en 2014. Ce soir-là, on s'était mis sur notre 31 pour aller au prestigieux Hong Kong Club. »

Vous avez souvent travaillé pour Kinavesa International (alias Silver Star), dont le patron était un businessman chinois nommé K. Y. Lim. Nous savons très peu de choses sur ce producteur, qui s'est plus tard associé à la firme américaine Cine Excel dans les années 90. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à son sujet ?

Monsieur K. Y. Lim était l'archétype de l'homme d'affaires chinois, un businessman accompli qui donnait toujours l'impression de ne pas gagner beaucoup d'argent, mais qui en réalité s'en sortait bien mieux que ce qu'on pouvait croire. C'était un homme à différentes facettes - mystérieux pour les uns, exaspérant pour d'autres - avec qui j'ai beaucoup travaillé. Je pense qu'une fois que vous lui aviez prouvé votre loyauté, il vous traitait de façon juste, et de mon point de vue, Mr Lim m'a offert une chance que personne d'autre ne m'offrait : élargir mon horizon, jouer des rôles plus substantiels, me faire la main sur la rédaction de quelques synopsis, puis me lancer dans l'écriture de scénarios, avec Bugsy Dabao d'abord, puis avec Richard Harrison ensuite.

Don (debout au centre) avec Richard Harrison (à gauche) et Jim Gaines (à droite), sur le tournage de "Ultime Mission", une production Kinavesa de K. Y. Lim.

Comme je vous l'ai déjà raconté, j'ai d'abord commencé avec "Apocalypse Now". Puis mon ami Bill James Haverly et moi on a ouvert une agence de casting, afin de recruter des figurants pour le cinéma (productions locales et internationales), la télé, et la publicité (à la fois pour la télé et la presse écrite). Entre 1978 et 1981, on a fourni à l'industrie quantités de figurants et de mannequins occidentaux. En parallèle, je continuais à travailler sur des films, plus que mon ami Bill James, qui lui était de plus en plus occupé à diriger l'agence. Il avait une épouse d'ethnie Waray, et finalement ils ont tous les deux pris les affaires en main, recentrant essentiellement l'activité de l'agence sur des castings pour le milieu de la pub.

En 1980, je commençais à être un habitué des films de Cirio H. Santiago, de Bobby Suarez et de Mr. Lim, et travailler avec ce dernier présentait certains avantages. Avec Mr. Lim, c'était en quelque sorte comme à l'époque des grands studios aux Etats-Unis : on ne travaillait pas juste sur un film, on était embauché par le studio et on était à sa disposition pour travailler sur ses productions chaque fois que nécessaire. Cette pratique avait également cours à Hong Kong, où de nombreux acteurs et réalisateurs ne travaillaient qu'au sein d'un seul studio.

« Je jouais un adjoint du sheriff dans "Mission finale" (1984), de Cirio H. Santiago. J'ai voulu chiquer du tabac pour apporter un peu de consistence à mon personnage, mais je ne savais pas qu'on pouvait être autant défoncé rien qu'avec du tabac ! Après cinq ou six prises j'avais la tête qui tournait... »

D'une façon générale, Mr. Lim ne payait pas beaucoup, mais nous, ses acteurs maison, il nous payait bien, et surtout il nous payait aussi entre deux tournages. Le truc, c'est qu'il me demandait de dire que je gagnais moins que ce qu'il me payait en réalité ! Entre deux films pour lui, Mr. Lim me présentait aussi à d'autres producteurs comme Monteverde, Pascual, ou Sining Silangan. En fait, la plupart des petits rôles que je tenais dans des films philippins, c'est Mr. Lim qui me les dégottait grâce à son réseau. J'ai aussi joué dans des films d'action avec la vedette Rey Malonzo, que j'ai lui aussi rencontré par l'intermédiaire de Mr. Lim.

Quand j'ai rencontré Richard Harrison, c'est Mr Lim qui m'a dit de travailler avec lui. Richard m'a suggéré de très bonnes idées, et sur "Ultime Mission" c'est lui qui a élaboré l'histoire du film, tandis que moi je complétais avec les tactiques et le jargon militaire, les détails techniques, les dialogues etc. Après quoi Mr Lim m'a confié plus de responsabilités. Je sais que Richard Harrison éprouvait pas mal de frustration avec Mr. Lim, mais Richard c'était une toute autre histoire. Moi je n'étais qu'un débutant, je n'avais guère d'autre choix que d'accepter ce qu'on me proposait.

Don et Tetchie Agbayani, sur le plateau de "Ultime Mission".

Mr Lim m'a permis d'accumuler beaucoup d'expérience, et j'avais même un salaire mensuel fixe pour le boulot de pré-production que je faisais sur ses films, comme les membres du staff qui assistaient le réalisateur ou le producteur. Parmi tous ceux qui ont bossé pour lui, moi j'ai pu travailler plus régulièrement entre deux de ses projets du fait que je m'impliquais dans le développement, l'écriture et le découpage des scénarios, et autres tâches inhérentes à la pré-production comme le repérage, la planification du tournage et du budget, ou encore superviser la construction des décors. En général, je m'occupais de ce boulot de pré-production avec Bugsy Dabao, qui était producteur exécutif et premier assistant réalisateur, mais j'ai aussi bossé aux côtés des réalisateurs qui travaillaient régulièrement avec Mr. Lim. Ainsi, entre deux grosses productions, je ne mourrais jamais de faim et j'ai pu acquérir diverses compétences, mais soyons honnête, je ne suis pas devenu riche non plus.

J'ai même eu l'opportunité de re-monter des films soviétiques que Mr Lim voulait raccourcir ! Bill James Haverly et moi nous sommes ainsi penchés sur "Retraite vers le fleuve Don", une oeuvre monumentale mise en scène par Sergei Bondarchuk (réalisateur de "Guerre et Paix") retraçant la retraite de l'armée russe face aux Allemands lors de la Deuxième Guerre mondiale, préalable à la Bataille de Stalingrad qui fut un tournant de cette guerre. On est partis d'une version de 10 heures, et on en a fait "Attaque depuis le fleuve Don", en ne conservant que la contre-offensive soviétique qui a repoussé les troupes allemandes. Avec qui d'autre que Mr Lim de Kinavesa aurais-je eu l'opportunité de faire un truc pareil ?

Sur les productions Kinavesa de K. Y. Lim, Richard Harrison nous avait déclaré : « Les scénarios étaient si superficiels qu'à plusieurs reprises, je me suis assis avec Don Gordon pour les réécrire. Moi je proposais des idées et lui il les mettait en page. Il voulait devenir scénariste, alors je lui laissais volontiers tout le crédit ». Quels souvenirs avez-vous gardé de Richard et de ces sessions de ré-écriture ?

Richard Harrison, pour moi c'était du sérieux, lui il était à un autre niveau, du fait qu'il était allé en Europe et qu'il y avait rencontré un certain succès. Lors de notre première collaboration, sur "Ultime Mission" ("Intrusion Cambodia", 1983), Richard et moi avons élaboré une trame narrative assez basique, ensuite on l'a structurée en séquences, puis je me suis installé derrière ma machine à écrire et on a rédigé les dialogues littéralement deux jours avant le début du tournage. Sur le plateau, je tapotais comme un fou sur la machine à écrire que j'avais achetée, et les pages étaient envoyées en urgence au bureau installé dans notre hôtel, où des secrétaires tapaient des copies supplémentaires pour le réalisateur, les membres de l'équipe, etc.

En fait, on travaillait de façon assez collégiale dans la mesure où les autres acteurs me faisaient plein de suggestions pour leurs dialogues, afin de coller à l'idée qu'ils se faisaient de leurs personnages. Je me souviens d'au moins quatre films avec Richard Harrison où lui et moi avons travaillé à partir d'une ébauche de script pour en tirer un scénario exploitable. C'était une véritable opération commando, menée sur le plateau en pleine jungle, à terminer en griffonnant sur des petits carnets quand le papier pour la machine venait à manquer ! [Note de Nanarland : les quatre films en question sont vraisemblablement "Ultime Mission" ("Intrusion Cambodia"), "Opération Cambodge" ("Rescue Team"), "Les Massacreurs" ("Hunter's Crossing") et "Eliminator" ("Blood Debts"), tous tournés entre 1983 et 1985, avec Richard Harrison et Don Gordon Bell dans chaque film. Richard Harrison a par ailleurs tourné un cinquième film aux Philippines pour Kinavesa, "Fireback" alias "L'Exécuteur 2", mais sans Don Gordon Bell].

En fait, Bruce Baron nous a déclaré qu'en plus de jouer, Romano Kristoff et vous écriviez des scripts et essayez même carrément de produire des films, est-ce que c'est vrai ?

Avec Romano, on n'a jamais vraiment cherché à "produire un film" à proprement parler, on essayait plutôt de monter des projets, un peu à la manière des producteurs exécutifs qui réunissent une équipe pour faire un film. On essayait le plus souvent de trouver des idées de scénarios qui seraient susceptibles d'intéresser pas seulement Kinavesa mais aussi Regal Films, ou d'autres studios philippins. Il y avait notamment une production dans laquelle on s'était beaucoup investis qui s'appelait "War Dogs", en référence aux milliers de chiens utilisés par l'armée américaine pendant la Guerre du Viêt-nam. J'avais écrit le scénario avec Bill James Haverly, et je jouais le méchant de l'histoire, un cambodgien complètement psychopathe. Notre ami Ken Watanabe avait fait venir du Japon un réalisateur, un directeur photo et un ingénieur son, on avait construit deux décors, embauché des techniciens philippins, on en était à la quatrième semaine de tournage, et puis le "producteur" philippin A FAIT FAILLITE ! Sacre bleu ! [Note de Nanarland : en français dans le texte] En fait il s'était lancé dans une arnaque immobilière en espérant pouvoir produire un film avec l'argent récolté. Je ne sais même pas ce que sont devenus les rushes qu'on a tournés. On peut dire que ça nous a servi de leçon, mais là encore ça reste une expérience enrichissante.

Avec des budgets et des plannings de tournage ultra-serrés, on pourrait s'attendre à ce que les productions Kinavesa soient soumises à un contrôle rigoureux, avec de lourdes contraintes pesant sur la créativité artistique. Mais maintenant qu'on sait que les scénarios étaient écrits dans l'urgence, par les acteurs, juste avant le tournage, on ne sait plus trop quoi penser... De quel champs d'action disposiez-vous vraiment ?

Avec Mr Lim, Romano et moi avions une grande liberté, la contrepartie étant qu'il fallait bien entendu rester dans les limites du budget imparti. On arrivait quand même parfois à le convaincre de lâcher un peu plus d'argent. C'était le cas par exemple avec les poches de faux sang, qu'on place sous les vêtements des acteurs et qu'on fait exploser quand ils se font tirer dessus. Au début on utilisait des poches bon marché, qui avaient l'inconvénient de produire une fumée blanche quand elles explosaient, le résultat à l'écran était ridicule. Sur "Ultime Mission" et "Opération Cambodge", on a réussi à convaincre Mr Lim d'utiliser des poches sans fumée. Elles coûtaient deux fois plus cher, mais au moins quand on se faisait tirer dessus ça ne ressemblait pas à une explosion de pétard !

Une autre de nos contributions consistait à mieux répartir le faux sang lors des impacts de balle : l'idée était d'en mettre moins au niveau du point d'entrée de la balle, et plus au point de sortie, de sorte qu'à l'impact, du faux sang aille éclabousser l'arbre ou le mur derrière la victime. Romano et moi savions que de cette façon ce serait à la fois plus réaliste et plus cinégénique. Au début les techniciens philippins chargés des effets spéciaux se sont montrés sceptiques, mais quand ils ont vu les tirages en couleur après un test, ils ont été convaincus que ça rendait mieux.

On a aussi essayé de mieux coordonner les scènes de fusillades. A chaque mitraillage, au lieu d'avoir dix types qui s'écroulent d'un seul coup, on leur disait que ce serait mieux si seulement la moitié était touchée. C'est plus réaliste, et les cascadeurs philippins s'y sont vite fait.

En plus des poches de faux sang sans fumée, on a aussi poussé Mr Lim a dépenser plus d'argent pour avoir du matériel militaire de qualité, en particulier pour "Opération Cambodge". Dans ce film, une équipe de Bérets Verts est envoyée libérer un important prisonnier de guerre, puis lors de leur fuite ses membres se sacrifient les uns après les autres pour retenir l'ennemi. Je meurs de façon "héroïque" en permettant aux survivants de retourner à leur base et de se préparer pour l'assaut final. On avait trouvé un endroit super pour ce camp de base, et on a passé trois semaines rien que pour tourner la grande scène de bataille qui clôt le film. Du jamais vu chez Mr Lim !

Jim Gaines, Romano Kristoff, Richard Harrison, Don Gordon Bell et Michael James sur le tournage de "Opération Cambodge".

Il nous avait même alloué les services d'une vraie compagnie de 250 Marines philippins, présente pendant cinq jours de tournage. Avec Romano et le Major qui commandait les Marines, on a discuté des plans d'attaque. Nos cascadeurs joueraient les gentils Montagnards, alliés des Bérets Verts, et les Marines joueraient les méchants du Nord-Viêt-nam. Le Major avait lui aussi servi au Viêt-nam, comme Lieutenant, ce qui fait qu'on était sur la même longueur d'ondes. On a donc vêtu et équipé les Marines philippins pour en faire une force ennemie combinée (parce que c'était souvent comme ça au Viêt-nam) : une partie en Vietcongs, avec des uniformes de couleur kaki, armés à la fois de AK-47 et de M-16 "pris à l'ennemi", et équipés d'authentiques protections, harnachements, ceintures et matériel divers. Et une partie en soldats de l'armée nord-viêtnamienne, vêtus d'uniformes vert foncé, de casques coloniaux flanqués d'une étoile rouge, tous armés de AK-47 et de lance-roquettes (qui étaient des pièce authentiques mais chargées à blanc), avec là encore des pièces d'équipements individuels tout ce qu'il y a de plus vrai. Les Marines philippins étaient fantastiques dans le rôle des assaillants, et je vous mets au défi de trouver le moindre anachronisme dans leur tenue ou leur équipement. En face, du côté des forces de défense, les cascadeurs furent eux aussi fantastiques. On les a vêtus avec l'uniforme tigré des Montagnards, et pour les armes on leur a donné un assortiment de quelques carabines M-1, des AK-47 mais surtout des M-16, des mitrailleuses M-60, et aussi des mitrailleuses Browning de calibre .30 datant de la Deuxième Guerre mondiale.

Don et, sur la gauche, Jerald Willy Williams, un autre visage familier des films philippins des années 80.

La seule chose qui nous manquait c'était des tanks T-34 en train d'attaquer le camp. J'ai essayé de voir avec le réalisateur s'il ne pouvait pas trouver des stock-shots d'un autre film pour les insérer dans notre bataille finale, mais en vain. Le camp A est assailli de toutes parts, nos héros semblent perdus, mais la situation s'inverse brusquement avec l'arrivée providentielle de "Puff le Dragon Magique", une canonnière volante de type C-130 Hercules, armée de quatre mitrailleuses Gatling cadencées à 6000 coups par minute. Rien que dans cette scène, on a utilisé une grande quantité de poches de faux sang, pour donner l'impression que l'ennemi se fait littéralement hacher menu par le survol de l'appareil, permettant aux quelques héros encore en vie d'en réchapper. C'était mon hommage au film "Les Bérets Verts", avec John Wayne, un des héros de mon enfance. C'est d'ailleurs en partie à cause du film "Iwo Jima" si j'ai décidé de devenir Marine !

Don sur le tournage de "Opération Cambodge".

Nick Nicholson et vous semblez avoir été les seuls à travailler régulièrement à la fois pour K. Y. Lim (Kinavesa / Silver Star) et pour Cirio H. Santiago (Premiere Productions). Comment est-ce que ça se passait ?

Une fois que Mr Lim m'a accepté dans son équipe, je suis devenu une figure récurrente de ses productions. J'ai commencé à travailler sur quasiment tous les films de Kinavesa dès 1978. Il m'a aussi présenté à des acteurs et des réalisateurs de films d'action, notamment ceux qui bossaient pour Regal Films. J'étais en quelque sorte un employé de la maison, mais il ne voyait pas d'inconvénients à "partager" mes services avec d'autres studios de production philippins. Du coup, quand je le pouvais, je travaillais aussi avec les studios Premiere Productions de Cirio H. Santiago. Je faisais toujours de mon mieux pour arriver à travailler sur les productions de l'un et de l'autre, et j'ai eu beaucoup de chance d'y arriver. Bien souvent, Mr Lim allait même jusqu'à adapter le planning de ses productions en fonction de celles de Cirio, ce qui me permettait de travailler à plein temps toute l'année.

Photo de tournage des "Guerriers du futur" alias "Les Roues de feu" ("Wheels of Fire", 1985).

De son côté, Cirio Santiago nous apportait du boulot de façon régulière, en général deux fois par an. Il nous laissait la liberté de développer nos personnages, acquiesçant sobrement à nos suggestions quand on trouvait un truc pour se démarquer. Certains d'entre nous allaient dans des magasins de surplus militaire pour avoir leur propre équipement, et achetaient même parfois des répliques d'armes à feu tirant des plombs. J'avais confectionné mes propres accessoires en fonction du genre de films qu'on tournait : films d'action, films de guerre et films "post-guerre nucléaire". Je gardais aussi des costumes et des cravates de différentes tailles, pour les scènes où ça pouvait être utile, ou pour des soirées chic, sachant très bien que parmi nous il y avait des backpackers de passage qui n'en auraient pas avec eux. J'ai toujours encouragé les autres à faire de même s'ils voulaient être professionnels.

Don sur le tournage des "Guerriers du futur".

Un jour, alors que je préparais mon costume sur le tournage de "Stryker" (1983), Cirio Santiago est venu me voir et m'a dit, sur un ton d'encouragement, « hey mec, c'est un chouette personnage que tu nous prépares là ». J'avais délicatement fendillé le verre droit d'une paire de lunettes de soleil, pour que ça fasse plus réaliste, parce que le film se déroulait après un holocauste nucléaire. L'accessoiriste était en colère mais Cirio lui a dit de se calmer. Il m'a lancé un clin d'oeil approbateur quand il m'a vu avec les cheveux en bataille, un sabre de samurai attaché dans le dos, et un pistolet automatique Colt de calibre .45 rangé dans un holster que j'avais acheté moi même. Quand Cirio m'a demandé d'où venait le holster, je lui ai répondu que je l'avais acheté. Ensuite il m'a demandé si je savais piloter une moto, et je lui ai répondu « oui, sans problème » (j'avais déjà piloté toutes sortes de motocross, en fait depuis l'âge de 12 ans j'en avais eu six au total). Bref, voilà comment je me suis retrouvé à pourchasser les vieux parents de l'héroïne dans la scène d'intro de "Stryker". On me voit débouler sur une moto, à la tête d'un groupe de véhicules remplis de méchants. Je m'arrête en faisant un dérapage juste devant la caméra, et lance un regard par dessus mes lunettes de soleil cassées pour repérer le couple tentant désespérément de nous échapper. Ensuite on les rattrape, on les bouscule, on abat la femme et ensuite je décapite le vieux avec MON sabre de samurai (un vrai).

Henry Strzalkowski (au fond sur la gauche) et Don sur le tournage des "Guerriers du futur".

Afin d'empêcher Mr Lim de tirer les salaires vers le bas, Bruce Baron nous a également expliqué que vous, Romano Kristoff et lui aviez conclu une espèce de pacte comme quoi aucun de vous trois n'accepterait de tenir un premier rôle chez Kinavesa pour moins de 2000 $.

Je pense que ce sont plutôt Mike Monty, Romano et Bruce qui auraient éventuellement conclu ce genre d'accord, mais il faut bien se dire que chacun avait sa propre personnalité, un physique spécifique, qu'il y avait une certaine différence d'âge, du coup j'ai quand même du mal à croire que Romano et Mike se soient vraiment sentis concernés. N'oubliez pas que ça faisait déjà plusieurs années qu'ils travaillent tous les deux pour Mr Lim, alors que Bruce c'était le petit nouveau. Et puis si vous prenez Bruce et Mike, mon Dieu, il n'y a pas de comparaison possible. Mike pouvait jouer n'importe quel "personnage d'un certain âge", alors que Bruce était limité à ce niveau-là. A mon humble avis, il n'a pas vraiment le physique pour jouer les méchants, en tout cas au début il n'avait pas l'expérience nécessaire pour ce genre de rôles. Il avait en revanche une "gueule" qui convenait très bien pour jouer les héros dans le genre de films qu'on tournait alors aux Philippines.

Aux Philippines, Bruce Baron était loin de s'entendre avec tout le monde, mais il nous a avoué qu'il vous appréciait bien Romano et vous... Quels souvenirs gardez-vous de lui ?

Quand j'ai rencontré Bruce Baron pour la première fois, j'ai trouvé qu'il avait vraiment du potentiel. Certains voyaient juste en Bruce un mec de Hong Kong un peu fier et arrogant, pour ne pas dire imbu de lui-même. Mais pour moi c'était quelqu'un qui avait de l'assurance et sans aucun doute le physique qui pourrait lui permettre - et qui lui a effectivement permis - de décrocher des rôles principaux. Je sentais de par mon expérience dans le casting qu'il avait les ressources pour y arriver, et qu'il saurait progresser rôle après rôle. Je crois qu'il s'en est toujours très bien sorti dans les nombreux films dans lesquels il a joué. Je n'en ai vu que quelques-uns, mais je sais que Bruce avait à coeur de toujours s'améliorer. J'apprécie qu'il ait parlé de moi dans son interview, et je regrette que nous n'ayons pas eu l'opportunité de travailler ensemble plus souvent [Note de Nanarland : Don et Bruce apparaissent tous les deux dans "Les Massacreurs" et dans "Mad Dog"].

En fait, il nous semble que vous n'avez jamais tenu de rôle principal. Est-ce que vous pensez que c'était à cause de vos origines coréennes, de même que Jim Gaines en était lui réduit à jouer "le Noir de service"?

J'ai joué en tout dans une cinquantaine de films aux Philippines : une vingtaine comme simple figurant, mais aussi une trentaine avec des rôles plus ou moins conséquents, qui requéraient à chaque fois une à deux semaines de présence sur le tournage. Parfois j'étais crédité au générique, parfois non, il s'agissait le plus souvent de films d'action, mais parfois aussi des drames, voire même des comédies. Malgré tout, du fait de mes origines (asiatiques, indiennes d'Amérique, espagnoles et mexicaines), je n'avais tout simplement pas le physique requis pour jouer les premiers rôles. C'est la dure réalité du show business, et j'ai appris à l'accepter. Nick, Henry, Jim Gaines, Willy Williams, Paul Vance, Steve Rogers, David Light, Berto Spoor, et tant d'autres, on faisait de notre mieux en fonction de nos capacités, on apprenait les uns des autres et on s'efforçait de sortir du lot, dans l'intérêt du film et dans le nôtre. Peu à peu, j'ai pris des nouveaux venus sous mon aile, j'ai montré à des figurants ce qu'il fallait faire, ce qu'on attendait d'eux, quand ils avaient un peu de dialogues je les entraînais en leur donnant la réplique, je leur donnais des conseils. C'est devenu mon champs d'expertise : aider et faire progresser ceux qui avaient de meilleures chances de réussir que moi. Cela n'avait rien de noble de ma part, c'est juste que les choses sont ainsi, voilà tout. J'ai toujours eu à coeur d'apprendre et m'améliorer, et de montrer aux autres comment améliorer leurs personnages. Je dois sans doute cet état d'esprit à mon mentor Ken Metcalfe, et à tout ce qu'il m'a appris quand j'étais son assistant. Je regrette parfois de ne pas avoir fait plus, mais j'ai toujours fait de mon mieux.

Steve Rogers, Nick Nicholson, Don Gordon Bell & Henry Strzalkowski.

Maintenant, ceci étant dit... vous dites "pas de rôle principal" ? Oh, Mon Dieu, pardonnez-moi... [Note de Nanarland : en français dans le texte] et bien en fait j'en ai eu TROIS, bien que pour l'un d'eux il ne s'agissait "que" d'un téléfilm philippin. Alors je vous en prie, un peu de respect, s'il-vous-plaît, mon ami ! [Note de Nanarland : en français dans le texte]

D'abord il y a eu "Bruce's Five-Style Fist" (1978), dans lequel comme je l'ai dit plus haut je jouais le rôle du méchant principal.

Ensuite, j'ai tenu le premier rôle dans une comédie sentimentale nommée "Wanted: Wives" (1979), qui était produite par Sining Silingan Films et dans laquelle je jouais le partenaire de l'héroïne, interprétée par Cherie Gil. Cherie Gil était issue d'une famille d'acteurs, c'était la fille de Michael Mesa et surtout de Rosemarie Gil, et elle et ses frères avaient choisi de garder le nom de leur mère pour faire carrière [Note de Nanarland : on se souvient notamment de Rosemarie Gil pour son rôle de femme-serpent dans "Kung-fu aux Philippines" !]. J'ai d'ailleurs pu rencontrer Cherie par le biais de ses frères, Michael Gil et Mark Gil, avec qui j'avais tourné plusieurs films d'action. Cherie m'a remarqué dans une soirée mondaine où je m'étais illustré en plongeant tout nu dans la piscine. J'étais dans ma période "Crazy Don", et il fallait toujours que je me fasse remarquer (ceci dit je n'avais fait que lancer le mouvement puisqu'à ma suite, d'autres invités ont plongé dans la piscine, à moitié ou complètement nus). Cherie devait jouer dans un film qui s'appelait "Wanted: Wives", et elle semblait surprise que je ne sois même pas venu tenter ma chance aux auditions. J'avais entendu parler de ce film, je savais qu'à un moment ils cherchaient un Occidental pour tenir le rôle principal, celui de l'amoureux de Cherie Gil, et je savais aussi qu'ils l'avaient trouvé en la personne d'un Américain que je connaissais et qui avait décroché le rôle via "Peter", un agent concurrent qui allait plus tard avoir un énorme impact sur le cours de mon existence.

Bon, Don nous affirme qu'il tenait "le premier rôle" mais son nom n'apparaît pas sur la jaquette...! [source : l'excellent blog Video48]

J'ai donc dit à Cherie que j'aurais bien aimé « avoir l'air plus Blanc », elle a ri et m'a demandé pourquoi. « Parce qu'ils voulaient quelqu'un qui ait vraiment l'air américain », je lui ai répondu, « blond ou roux, avec des yeux bleus et la peau claire, comme le gars qu'ils ont engagé pour le rôle ». Je lui ai dit que j'étais déçu, parce que si j'avais eu l'apparence qu'ils cherchaient c'est moi qui aurait pu tourner la scène d'amour avec elle. « Ay na ko, walang luck ! » Mon Dieu, c'est pas de chance ! Cherie a trouvé touchant que je lui confesse ça, et semblait aussi avoir trouvé amusant mon plongeon dénudé dans la piscine. Deux jours plus tard, j'ai reçu un coup de fil du producteur comme quoi Cherie avait insisté pour que je sois son partenaire dans le film. La chance venait de tourner en ma faveur !

Nous avons tourné "Wanted: Wives" sur la très belle île de Cebu. Dans ce film, le personnage joué par Cherie s'inscrit dans un club de rencontres matrimoniales pour se trouver un mari étranger, mais comme elle trouve que la couleur de sa peau est trop cuivrée, elle envoie des photos de sa cousine qui a la peau plus claire (jouée par Gina Alajar). Quand mon personnage arrive à Cebu, les deux cousines s'enferment dans leur mensonge et Gina se fait donc passer pour Cherie, jusqu'à ce que son petit ami grille leur couverture et que je découvre qui est vraiment Cherie. Evidemment, tout est bien qui finit bien, avec un double mariage en guise de happy end. Le truc amusant, c'est que c'est mon commentaire comme quoi « j'aurais aimé avoir l'air plus Blanc » qui a fait prendre conscience à Cherie que c'était le thème même de la comédie...

L'actrice philippine Evangeline Cheryl Rose Eigenmann y Gil, alias Cherie Gil.

Enfin, parmi les rôles que j'ai tenus dans des séries pour la télévision philippine, j'ai joué le petit ami de Vivian Valdez dans "Colorful World of Nora Aunor", à nouveau un rôle principal, et à nouveau une comédie romantique dans laquelle un garçon rencontre une fille par correspondance. Dans les lettres qu'elle m'envoie, le personnage joué par Vivian ne précise pas qu'elle est clouée dans un fauteuil roulant, mais quand nous nous rencontrons le conte de fée se poursuit jusqu'au happy end de rigueur.

J'ai souvent tenu de petits rôles aux côtés d'actrices philippines comme Gina Alajar, Alma Moreno, Susan Roces, Pilar Pilapil, Alicia Alonzo, Nora Aunor, Gloria Diaz, Vilma Santos, Lorna Tolentino, ou Sharon Cuneta. Le plus souvent je jouais "l'ami américain", "le petit ami" ou "le sale Américain". Malheureusement je n'ai pas de liste exhaustive de tous ces petits rôles au cinéma et à la télévision, en fait j'essaie toujours de mettre la main sur certains exemplaires de films dans lesquels j'ai joué.

Vous avez aussi tenu un rôle assez substantiel dans "Opération Commando", de Ferdinando Baldi...

"Opération Commando" ("Warbus", 1985) reste la meilleure opportunité que j'ai eu d'interpréter un rôle dramatique, plutôt que de camper un énième stéréotype de film d'action. Ce n'était pas un premier rôle à proprement parler, mais je faisais quand même partie des principaux acteurs du film. C'était une co-production italo-philippine, avec une petite équipe italienne (dont le réalisateur Ferdinando Baldi, crédité sous le pseudonyme "Ted Kaplan") et les Philippins de Regal International Films. Ce film fut surtout pour moi celui du changement. La façon dont j'ai obtenu un rôle dans "Opération Commando", en dépit du fait que j'étais blacklisté, a en effet contribué à changer "Crazy Don" et à lui faire trouver la foi.

Je venais juste de connaître de gros déboires avec "Peter", l'agent dont je vous ai parlé plus haut. "Peter", voyez-vous, était marié avec une sublime créature, une Philippine d'origine chinoise qui avait pour habitude de folâtrer à droite à gauche dès qu'il avait le dos tourné. De mon côté, j'étais un type aux moeurs dissolues, perpétuellement vautré dans le stupre, j'aimais avoir plusieurs partenaires, j'aimais échanger mes partenaires avec celles de mes amis, et je me vantais d'avoir eu plus de maladies sexuellement transmissibles que d'années d'existence. Ce n'est pas pour rien que Mike Monty et moi étions copains comme cochons. Les Philippines offrent un véritable arc-en-ciel de beautés de tous les types ethniques, que je comparais parfois aux fameux 31 parfums des glaces Baskin-Robbins ! [Note de Nanarland : célèbre chaîne de crèmes glacées américaine dont le slogan vante la possibilité de changer de parfum tous les jours du mois] J'ai même eu une vasectomie à 28 ans pour ne plus risquer qu'une de mes partenaires ne tombe enceinte. J'avais en effet déjà engendré un fils et une fille, dont les mères respectives ont finalement trouvé de meilleurs hommes à épouser qu'un acteur de troisième zone comme moi. Et oui, à l'époque j'étais un porc lubrique et queutard, un païen, un ivrogne et un drogué. J'ETAIS un bad boy. Tout ça est vrai, et c'est sur Nanarland que je le confesse pour la toute première fois !

Néanmoins, je n'avais pas le temps de coucher avec la jeune et jolie épouse de "Peter", ni cette nuit-là, ni aucune autre nuit d'ailleurs. J'avais des scrupules professionnels. Par exemple, je demandais toujours l'assentiment de mes amis quand je voulais sortir avec une fille avec laquelle ils avaient déjà couché, même s'il ne s'agissait que d'une danseuse de bar. "Le Cadre de la guérilla des artistes" [Note de Nanarland : en français dans le texte] observait naturellement certaines règles dans ce domaine. En plus, il se trouve que cette nuit-là j'avais déjà deux jeunes autochtones dans ma chambre d'hôtel quand l'épouse de "Peter" m'a appelé. Les deux filles et moi on était à Ilocos Norte, sur le tournage d'un film de Cirio Santiago. Au téléphone, la femme de "Peter" a entendu que j'étais en joyeuse compagnie, et quand j'ai rejeté ses avances ça l'a tellement énervée qu'elle a appelé son mari "Peter" et lui a menti en m'accusant d'avoir cherché à la séduire et tenté de l'entraîner dans mon lit ! Dans l'Ancien Testament, Joseph était lui aussi injustement accusé de tentative de viol par l'épouse lubrique de Potiphar, le général en chef du Pharaon, et jeté en prison. Sacre Bleu ! [Note de Nanarland : en français dans le texte] "Peter" est donc allé raconter au producteur de Regal Films que j'étais un pervers sexuel qui abusait des femmes et des jeunes filles (je précise que l'âge légal était de 16 ans aux Philippines !), un type ingérable, un vrai barjot. Il m'a accusé de rouler et fumer des pétards sur les plateaux au vu et au su de tout le monde, d'être un alcoolique qui se bourrait la gueule sur les tournages et se mettait à brailler et à se battre quand il était ivre, il m'a aussi accusé d'être un dealer, un souteneur, et d'une façon générale une véritable ordure.

Je me suis senti profondément offensé. Jamais de ma vie je n'ai été souteneur ! Bon, par contre la plupart des autres accusations étaient tout à fait vraies. Du coup à cause de ça j'ai perdu tout espoir de décrocher un rôle dans "Opération Commando". Les fausses accusations de "Peter" se sont répandues comme une traînée de poudre dans le milieu du cinéma philippin, jusque dans les tabloïds locaux, et je me suis soudain retrouvé black-listé. Les choses ont même empiré quand des agents du NBI ont tenté de me liquider ! Jusqu'alors, j'avais déjà été convoqué à deux reprises par la police ou le Bureau National des Investigations, et les deux fois j'avais réussi à éviter la prison grâce à mes connections au sein de la famille du Président Marcos et d'autres personnalités haut placées. Du coup, quand trois agents du NBI ont débarqué chez moi à 1h du matin pour m'emmener je ne sais où, j'ai tenté de les convaincre que je connaissais trop de monde. Ils ont été très surpris en se rendant compte que j'avais bien compris qu'ils avaient l'intention de me tuer. Ils en parlaient entre eux en Tagalog, et sont tombés des nues quand je leur ai parlé dans la même langue, en leur demandant de prévenir quelqu'un que je connaissais au sein de la Garde Présidentielle. Je faisais partie d'une liste d'"amis de VIPs". Par chance les trois agents du NBI ont fait demi-tour et sont rentrés dans leur QG pour appeler la Garde Présidentielle. Peu de temps après, un responsable de la Garde Présidentielle accompagné de dix hommes lourdement armés s'est présenté au QG du NBI pour exiger ma libération immédiate. Plus tard, les trois agents du NBI ont avoué que "Peter" les avait payés un peu moins de 300 dollars pour me faire la peau ! La vie a peu de valeur aux Philippines. Sur le coup, j'ai cru que j'avais eu la vie sauve grâce à mes relations, sans réaliser qu'en fait c'était Dieu qui me protégeait. Je racontais à tous mes potes que j'allais bientôt me venger de celui qui m'avait calomnié ainsi. Et puis quelque chose s'est produit !

Mon grand ami Bugsy Dabao, paix à son âme, avait eu vent de mes problèmes avec "Peter". Il a prié à mes côtés et m'a enjoint à avoir foi en Dieu. Je connaissais bien Bugsy, je le côtoyais depuis huit ans, c'était un fervent catholique à qui on prêtait certains dons, comme celui de guérir les gens par la prière. Il m'avait emmené consulter des mystiques dans le passé, et essayait toujours de me faire réciter le Rosaire. Bugsy savait qu'au fond mon coeur était bon, mais j'étais Crazy Don. Je lui ai dit : « Pour que je puisse croire en Dieu, il faudrait déjà que Dieu me prouve qu'il existe. » Alors Bugsy a prié en demandant que Dieu, pour me prouver qu'IL existe, me donne le rôle de Ronny dans "Opération Commando". J'ai souri, en me disant que c'était impossible.

Mais peu de temps après, la chance m'a souri. Tout d'abord, l'acteur italien qui devait tenir le rôle pour lequel j'avais postulé n'était plus disponible. A croire que quelqu'un là-haut veillait sur moi, même si je ne croyais pas encore en Dieu à l'époque. Et puis le réalisateur Ferdinando Baldi s'est intéressé à moi, "l'acteur de second plan" qui avait manifesté tant d'intérêt pour ce rôle. Mais la personne qui produisait pour Regal Films était une femme, Lily Monteverde, une vraie figure matriarcale de l'industrie ciné. Elle avait évidemment en mémoire le portrait peu élogieux que "Peter" avait dressé de moi, à ses yeux je n'étais qu'un faiseur d'embrouilles. Plus tard, j'ai reçu un coup de téléphone de Romano Kristoff m'annonçant que Ferdinando Baldi avait finalement réussi à convaincre Lily Monteverde que j'étais la personne idéale pour jouer le rôle vacant. Romano était intervenu de façon décisive auprès du réalisateur, en lui promettant que je ne poserais pas de problème et en allant jusqu'à se porter personnellement garant de mon comportement. J'étais complètement stupéfait, peut-être Dieu existait-il après tout ?

J'ai dû me rendre dans le bureau de Lily Monteverde, me mettre debout devant la quasi-totalité du casting du film, et jurer sur ma vie de ne pas boire plus de deux bières par jour, de ne pas fumer ou consommer de drogue sur et en dehors du plateau, de ne PAS employer un langage grossier, de ne pas jurer, de ne pas crier, de n'insulter personne, de ne pas me battre et de proscrire tout comportement agressif et violent, et enfin de me tenir éloigné de tous les membres du casting de sexe féminin ! Sans blague, ne pas approcher les actrices ! A cause de ça, une certaine jeune comédienne qui aurait pu coucher avec moi a fini dans le lit de Romano. Pour moi c'était une première, mais ça faisait partie des "conditions" auxquelles j'ai dû me plier pour obtenir le rôle. Non mais vous avez déjà vu une clause pareille ? Pas de sexe avec les actrices ? Ah, l'univers du show business...

Quand Ferdinando Baldi m'a exposé sa vision du personnage de Ronny, il m'a raconté qu'il avait vu certains de mes films et que j'avais cet air triste, paumé, pathétique, misérable etc. qu'il recherchait. J'ai pensé « Et bien merci, ça fait drôlement plaisir ». Dans "Opération Commando", mon personnage, Ronny, souffre à la fois de problèmes de santé et de troubles mentaux. Il est marié à la fille d'un couple de missionnaires mais son mariage bat de l'aile, parce que son épouse doit constamment s'occuper de lui. Elle ne supporte plus les crises de démence de son mari, elle est au bout du rouleau, et donc prête à le tromper quand elle fait la rencontre d'un gentil soldat australien des forces spéciales. Ronny souffre de schizophrénie paranoïde aiguë, il est frappé d'hallucinations et de bouffées délirantes, il a régulièrement séjourné en hôpital psychiatrique, il est sujet à de graves crises d'épilepsie s'il ne suit pas son traitement et, tenez-vous bien, c'est également un pervers sexuel et un voyeur qui manifeste un penchant pour les jeunes filles. C'est ce qui s'appelle un rôle sur mesure !

En plus d'être tourmenté, pathétique, et de délirer sec à propos de ses "enfants d'un précédent mariage" qui n'existent nulle part ailleurs que dans sa tête, il se trouve aussi que Ronny ADORE les armes à feu ! Il a un pistolet Colt automatique calibre .45, un fusil de sniper avec lunette de visée, deux fusils à pompe, et un fusil automatique M-16 Colt. Pour le rôle, j'ai dû couvrir mon tatouage des US Marines d'un bandage, comme si j'étais blessé, parce que Baldi voulait que mon personnage soit un civil, pas un militaire. Une sorte de redneck passionné par les armes, ce qui m'a permis d'avoir pas mal de scènes où je flingue à tout va.

Pour m'aider à rentrer dans la peau du personnage, j'ai demandé à un pote argentin souffrant d'épilepsie quels étaient les caractéristiques de cette maladie, les principaux symptômes, que faire en cas de crise etc. Il m'a expliqué comment agir lorsqu'une personne est prise de convulsions, les gestes à effectuer pour éviter qu'elle ne heurte sa tête ou qu'elle ne s'étouffe avec sa propre langue. Il m'a aussi raconté qu'il souffrait parfois d'étourdissements ou de très brèves pertes de connaissance, des signes avant-coureurs qui précédaient souvent une crise importante. C'est quelque chose que j'ai eu l'idée d'utiliser dans le film, lorsque Ronny est de garde sur le toit du bus, qu'il est pris d'étourdissement sous l'effet de la chaleur et se met à tambouriner sur la tôle. Peu de temps avant le tournage, mon pote argentin a eu une violente crise d'épilepsie en pleine boîte de nuit, à cause des lumières stroboscopiques. Grâce à ce qu'il m'avait appris, j'ai immédiatement pris les choses en main, ordonné aux gardes-du-corps de nos "amis de la haute" de faire reculer la foule, je lui ai tenu la tête, et comme la crise s'intensifiait j'ai introduit un morceau de nappe en papier dans sa bouche pour ne pas qu'il se morde la langue, en prenant soin de desserrer son col pour qu'il puisse respirer correctement. Quand les convulsions ont commencé à s'atténuer, on l'a porté dans un salon privé où je l'ai chambré en lui disant que c'était gentil de sa part mais qu'il n'était pas obligé d'en faire autant pour m'aider à bien jouer mon personnage !

Pendant le tournage, j'ai eu une confrontation "quiproquo-esque" avec trois soldats philippins ivres, qui fut le premier maillon d'une chaîne d'évènements à l'issue desquels je suis finalement tombé à genoux devant Dieu, et reconnu Jésus-Christ comme mon Sauveur. Mon rôle dans "Opération Commando" reste à ce jour ma meilleure prestation. C'était en 1985 et je n'ai travaillé que sur deux autres films cette année-là. Le premier c'était "Mad Dog", une production de Mr Lim avec Romano Kristoff en tête d'affiche et moi parmi les seconds rôles. Le deuxième c'était "Red Roses, Call for a Girl", réalisé par Bobby A. Suarez, dans lequel je n'ai tenu qu'un petit rôle. En fait le truc drôle c'est que Bobby, connaissant ma réputation, m'avait initialement proposé de jouer une scène avec des filles nues. J'ai dû lui expliquer que je ne pouvais pas jouer cette scène, et lui ai suggéré de la tourner avec un autre type. C'est à partir de ce moment-là que plusieurs membres de l'équipe de tournage ont commencé à venir me voir, en me disant qu'ils avaient tous entendu dire que je m'étais assagi, et que je me comportais comme un "Born Again Christian", quelqu'un ayant fait son retour à Dieu. Ils pensaient alors tous que c'était un leurre, une posture que j'affectais uniquement pour ne plus avoir de problèmes avec les autorités. Mais quand j'ai délibérément laissé filer l'occasion de tourner avec des filles nues dans une scène érotique, ils ont réalisé que quelque chose était vraiment arrivé à Don Gordon Bell. Les gens disaient : « Dieu a vraiment dû sauver son âme pour qu'il refuse de tourner avec des femmes nues ! »

Apparemment vous connaissiez très bien Mike Monty... quels souvenirs gardez-vous de lui ?

Mike Monty est venu aux Philippines par le biais de son ami Richard Harrison. Dès notre première rencontre, Mike et moi nous sommes tout de suite très bien entendus. Je pense que Richard Harrison savait que Mike et moi étions tous les deux un peu obsédés par les femmes. On me surnommait "Crazy Don" pour plusieurs raisons, et l'une d'elles c'est que je n'étais jamais rassasié des merveilleuses femmes des Philippines. J'ai fait la rencontre de Mike sur le tournage de "Pleasure Island", un film érotique tourné à Manille avec une actrice française et une allemande.

Egalement connu sous les titres "Blue Emmanuelle" et "Isola del Piacere", "Pleasure Island" a été réalisé par le Français Michel Ricaud en 1981.

Evidemment on était un paquet à postuler pour tourner les scènes hot, mais une fois sur le plateau, devant la caméra, c'était loin d'être évident. Je suis tombé sur une très jeune Philippine qui n'avait pas compris que, bien qu'il s'agisse d'un film érotique et non d'un porno, nous n'allions rien simuler et tout faire pour de vrai. La première nuit, quand nous avons tourné une scène ensemble, elle se contentait de rester allongée sans rien faire, et j'étais frustré qu'elle n'y mette pas un peu du sien. J'avais toutes les difficultés à être émoustillé par cette greluche qui restait sans bouger, et ne voulait même pas que je l'embrasse ou que je la caresse. Finalement, Mike nous a pris à part elle et moi, il lui a expliqué ce qu'elle devait faire pour m'aider. Et puis il a commencé à la chauffer un peu, et alors elle s'est allumée, et s'est ensuite mise à me chauffer. Mon engin s'est mis au garde-à-vous, on a rappelé les techniciens et on a pu terminer la scène. Une scène qui m'a demandé, euh... beaucoup d'énergie. C'est comme ça que Mike et moi sommes devenus potes. On a partagé un nombre incalculable de femmes durant les années où on s'est fréquentés. Je suis le parrain d'un de ses fils aux Philippines.

Mike Monty, Romano Kristoff et Don durant un tournage.

Mike aimait les femmes très maigres, beaucoup d'entre-elles souffraient de troubles alimentaires comme la boulimie ou l'anorexie, mais je peux vous dire qu'avec lui elles se sentaient aimées. On a vécu ensemble pendant deux ans, dans un appartement du district d'Ermita sans aucun meuble ni vaisselle, pas même un réfrigérateur. C'était juste après la fin de mon partenariat avec Bill James Haverly. On avait le plus grand mal à joindre les deux bouts, pendant plusieurs mois on a vraiment été dans la dèche. Durant cette mauvaise passe, en 1981, on était vraiment "Les Misérables Artistes" [Note de Nanarland : en français dans le texte], mais on avait toujours des femmes et de quoi se payer juste assez de riz à la gargote du coin pour ne pas crever de faim. On avait un seul lit, alors on se le partageait à tour de rôle quand nous recevions des dames. On a fini par se faire virer par le proprio chinois quand Mike s'est tapé sa fille, ou sa femme, ou peut-être bien les deux.

Mike et moi on était les terreurs de Mabini & Del Pilar, les Rues de la Passion, où plus de 500 bars s'alignaient de chaque côté de la chaussée à l'époque. Il suffisait de marcher dans la rue jusqu'à une terrasse de bar, de commander une bière San Miguel glacée et pas chère, et de se servir. Erimita était un lieu de débauche, dans lequel je me suis vautré sans scrupules pendant des années. Je devais aussi mon surnom de "Crazy Don" au fait que j'ai attrapé des MST tellement de fois que même mes meilleurs amis me disaient que j'étais fou de ne pas rester avec une seule copine à la fois. À de nombreux égards, je voulais en fait faire comme Mike, je me suis même mis à manger du piment rouge de Cayenne comme lui, parce qu'il disait que ça avait des vertus aphrodisiaques (en fait, il m'avait conseillé de m'en servir pour "rester dur", mais sans préciser qu'il fallait MANGER le piment, pas se frotter le sexe avec ! Douloureux souvenir...).

Dans "Pleasure Island", des hommes d'affaires se rendent sur l'île du plaisir du titre pour s'y offrir du bon temps. On a tourné des scènes de papouilles sur les plages de Mindoro, sous l'oeil des touristes qui passaient à proximité sur de petites embarcations et nous prenaient en photo. Je jouais un Prince saoudien, et réussis à me procurer une authentique coiffe arabe et une djellaba. J'avais emprunté le tout au gérant d'un restaurant moyen-oriental, en prétendant que c'était pour tourner une pub. Je portais une longue barbe, et j'ai gardé mon turban durant toutes mes scènes pour cacher mon tatouage des Marines. Quand une autre fille philippine s'est pointée sur le plateau, aussi potiche et peu avertie que la première, j'ai su qu'il allait me falloir un peu d'aide pour me stimuler. Alors j'ai appelé une bonne copine, qui bossait comme danseuse au Firehouse Bar, et je lui ai demandé de me rejoindre à l'hôtel où on tournait. Je me suis juste abstenu de lui expliquer qu'une fois sur place, son rôle serait de me mettre en condition dans la salle de bain et qu'une fois gonflé de désir, j'allais la planter là et foncer dans la chambre attenante pour tourner ma scène avec la morne potiche, qui elle ne se doutait pas qu'on aurait une relation non simulée devant la caméra. Pendant le tournage de la scène, quelqu'un a renversé une des lumières, qui m'est tombé dessus et m'a méchamment brûlé les fesses, m'arrachant un hurlement et une expression très appropriées pour le climax ! Faire du porno c'était une expérience fun, enrichissante, mais aussi très bizarre parfois. Comme quand je me retrouvais à devoir donner de grands coups de reins face à un caméraman accroupi devant moi, pour simuler les plans en vue subjective de la fille ! J'ai tourné deux films de cet acabit, qui m'ont servi de préparation lorsque plus tard j'ai tourné des plans similaires dans "Vengeance" ["Naked Vengeance" en VO], un rape-and-revenge de Cirio H. Santiago dans lequel Nick Nicholson, David Light et moi on faisait partie des cinq violeurs qui se font ensuite trucider par l'héroïne.

Nous savons qu'aux Philippines les conditions de tournage étaient souvent rudimentaires, voire périlleuses. Ayant vous-mêmes assuré quelques cascades sur de petites productions, auriez-vous des anecdotes à nous narrer ?

Les cascades étaient très dangereuses, car nous n'avions aucun entraînement et que notre formation se faisait sur le tas. J'ai effectué ma première cascade sur un épisode de la série "Ito Ang Lahing Filipino" alias "The Saga of the Philippines" (1977), une série télé retraçant l'Histoire des Philippines. C'était un épisode réalisé par Cirio H. Santiago. Je me souviens qu'on m'a demandé si j'étais capable de sauter du deuxième étage, en faisant une petite pirouette pour atterrir tête la première dans une triple épaisseur de cartons de cigarettes recouverts de mousse. J'avais assisté aux préparatifs la veille, et observé les techniciens disposer soigneusement les cartons. A l'époque il n'y avait pas d'Air Bags, mais ce genre de dispositif artisanal amortissait plutôt bien les chutes. Le truc c'était juste d'avoir le cran de se lancer et de ne pas foirer son coup.

Un des cascadeurs m'a donc expliqué ce que j'avais à faire : comment je devrais tressauter sous les tirs des héros de l'histoire, lâcher mon fusil et basculer en avant pour atterrir tête la première au beau milieu des cartons. On m'a dit que la scène devait être tournée en un seul plan, et bien sûr ils ont choisi de filmer ça en dernier, ce qui fait qu'il était 3h du matin quand je suis enfin entré en piste. Pour tuer le temps, je m'étais entraîné toute la soirée à tressauter sous des impacts de balles imaginaires. Je me suis mis en position. Le tournage se déroulait dans l'ancienne forteresse d'Intramuros à Manille, et comme il faisait nuit et que les projecteurs étaient braqués sur moi, du haut des remparts j'avais du mal à distinguer la pile de cartons en contrebas. On a joué la scène et j'ai fait tout ce qu'il fallait, basculant tête-bêche dans l'obscurité en poussant un grognement sourd pour chasser ma peur. Pan, crac et c'était fini. Je me souviens avoir entendu la voix du réal' Cirio, « Ça va p'tit ? », j'ai répondu « Ça va, est-ce que la prise était bonne ? ». Ensuite il a fallu un quart d'heure aux cascadeurs pour m'extirper des cartons, et le temps que j'aille rendre mon fusil et mon costume j'ai réalisé que le bus qui transportait les figurants était parti sans moi. Bienvenue dans le show business.

Une photo prise durant le tournage de "Ito Ang Lahing Filipino" (1977), une série télé retraçant l'Histoire des Philippines. Don, agenouillé au premier plan, est vêtu d'un costume de soldat américain pour le besoins d'un épisode sur la guerre américano-philippine (1898-1906).

Moi et d'autres on a donc appris comme ça, sur le tas, en mourant de toutes sortes de façons devant la caméra dans une tripotée de films. Dans un autre épisode de "The Saga of the Philippines", j'ai aussi fait une cascade à cheval bien malgré moi. Au départ, le réalisateur Jose Mari Avellana m'avait demandé si je savais monter à cheval. L'épisode portait en effet sur la guerre américano-philippine, et ils avaient besoin de vingt types à cheval pour jouer la Cavalerie Yankee. J'étais déjà monté à cheval plusieurs fois, dans ces ranchs de Californie où l'on peut louer un canasson pour 5 dollars de l'heure. Ces chevaux-là savaient généralement comment se débarrasser d'un cavalier inexpérimenté, en passant sous une branche d'arbre ou en sautant une clôture, et beaucoup de mes amis rentraient au ranch à pieds. Pour ma part, j'ai toujours réussi à rester en selle, mais ça ne faisait pas de moi un cow-boy pour autant, loin de là. Il faut parfois savoir embellir un peu la vérité pour obtenir un "rôle". Est-ce que je savais monter à cheval ? « Bien sûr que oui ! » j'ai répondu.

Nous montions d'anciens chevaux de polo, à la retraite mais plutôt fougueux, et tout se déroulait bien jusqu'à la séquence de la "charge contre les lignes philippines". Les coups de feu effrayaient les chevaux, alors pour ne pas qu'ils se dispersent trop, ils ont eu l'idée de nous aligner bien serrés, tous les vingt, et de nous faire donner l'assaut en rang d'oignons. Quand les premiers coups de feu ont claqué, ça a été l'apocalypse ! Mon cheval était légèrement en tête, et je tenais les rênes avec mes dents, comme un dur à cuire. Je tenais mon pistolet de la main gauche, et de la droite j'agitais mon faux sabre pour mener mes troupes. Quand les mousquets philippins ont ouvert le feu, mon cheval venait juste de sauter par-dessus une barrière, et a atterri devant une petite fosse. Il s'est arrêté net, penché en avant, m'envoyant valser jambes par dessus tête. J'ai rentré la tête dans les épaules et tenté un roulé-boulé. J'ai atterri lourdement sur le dos, mais je suis parvenu tant bien que mal à me relever dans la foulée, pour poursuivre la charge à pieds. Ce sont mes années de judo qui m'ont sauvé. Mon sabre était tordu mais les caméras tournaient toujours, alors je me suis extirpé du fossé, j'ai brandi mon arme et j'ai couru vers les troupes philippines. J'ai été accueilli par une volée de coups de feu tirée par une douzaine d'antiques mousquets chargés de poudre noire. Tirant trois coups avec mon revolver, puis tressautant violemment comme si j'avais été touché à de multiples reprises, je me suis effondré, mortellement atteint, mon personnage périssant d'une mort glorieuse juste devant les caméras, tandis que le reste de la cavalerie me dépassait en arrière-plan. Une fois la prise dans la boîte, Jose Mari est venu me voir et m'a demandé, avec un petit sourire en coin : « Tout s'est déroulé comme tu l'avais prévu ? ». C'est Jose Mari qui m'a permis de sortir du lot des figurants, en me recommandant plus tard pour le rôle de William Grayson, le soldat américain auteur du premier coup de feu sur le pont de San Juan, qui a officiellement déclenché les hostilités entre les Etats-Unis et les insurgés philippins.

J'étais toujours partant pour essayer de nouvelles cascades, quelles qu'elles soient. Je m'entraînais à la fois sur les plateaux et en dehors, sollicitant l'aide de cascadeurs qui étaient généralement ravis de nous faire profiter de leur expérience, moi, d'autres figurants étrangers et autres acteurs de complément. Mes compétences en arts martiaux étaient un vrai atout, mais se battre au cinéma ce n'est pas comme se battre dans la vraie vie, les mouvement sont différents, il y a une chorégraphie à suivre, bref j'ai dû apprendre à m'adapter. Par exemple il fallait se battre au ralenti, en décomposant bien chaque mouvement, pour que la caméra puisse capter l'action sans que les images soient floues. Le tout était ensuite passé en accéléré. L'astuce, c'est qu'on filmait ces scènes à une cadence de 18 images par seconde, puis on les projetait à la vitesse standard de 24i/s, ce qui fait qu'au final l'action avait l'air d'être à vitesse normale.

Michael James et Don sur le tournage de "Warriors of the Apocalypse" alias "Searchers of the Voodoo Mountain" (1985), de Bobby A. Suarez. Don nous précise qu'il a pensé à retirer sa montre au moment de tourner !

Parmi mes souvenirs de cascade les plus drôles, je me souviens de "Vengeance" alias "Naked Vengeance", de Cirio Santiago. Mon personnage, Arnie, faisait partie des cinq crapules qui avaient violé l'héroïne. Arnie travaillait dans une usine de fabrication de glace, où l'héroïne venait accomplir sa vengeance en l'éventrant avec des crochets, puis en l'envoyant finir dans une machine à piler la glace. Je devais glisser le long d'une espèce de toboggan, suivi de près par deux énormes blocs de glace. Les techniciens avaient beau graisser le toboggan avec de l'huile, je ne glissais pas assez vite. J'ai alors eu une idée. J'ai vu un gamin avec une planche à roulettes, et je la lui ai empruntée. Je l'ai fixée à mon ventre avec du scotch, j'ai demandé à la costumière d'arranger un peu ma tenue pour dissimuler tout ça et je suis allé parader devant le réalisateur Cirio Santiago, tout fier de ma trouvaille. Il a souri, « C'est toi qui a eu cette idée ? Okay, voyons si ça marche. »

Cirio Santiago a donné des instructions spéciales au responsable des cascades, sans m'en informer. Sur la première prise, les techniciens m'ont propulsé en y allant de bon coeur. Ca fonctionnait tellement bien que cette fois je suis allé trop vite : les deux caméras n'ont pas réussi à suivre le mouvement. On a donc refait une prise, avec cette fois une troisième caméra placée au bout du toboggan, dans le bac qui faisait office de machine à piler la glace, pour avoir un plan de mon visage terrifié glissant vers une mort certaine. J'ai demandé aux deux techniciens d'y aller plus mollo, mais au lieu de ça ils m'ont poussé encore plus fort. Je suis parti comme une fusée, fonçant tête la première vers la troisième caméra. Le caméraman et son assistant ont tout juste eu le temps d'éviter la collision : je suis venu me fracasser dans le bac, suivi de près par les deux blocs de glace qui me sont tombés sur le coin de la figure l'un après l'autre, m'écrasant sous leur poids. J'étais là, incapable de bouger ne serait-ce que le petit doigt, et j'ai alors entendu Cirio demander, avec un effort visible pour ne pas rire, « Ça va gamin ? ». J'ai beuglé : « Non ça va pas ! Je peux plus bouger... Est-ce que le plan est dans la boîte au moins ? ». A ce moment-là il n'a même plus cherché à retenir son fou rire, et quand les caméramen lui ont confirmé que la prise était OK, il a donné son feu vert pour plier bagages. Le temps qu'on m'extirpe de sous la glace et que je me remette de mes émotions, presque tout le monde avait disparu. La prise était dans la boîte, les bus étaient partis, et j'ai dû demander à des techniciens de me ramener.

Quand, et pourquoi avez-vous finalement quitté les Philippines ? Qu'avez-vous fait par la suite ? Nick Nicholson nous a dit que vous étiez devenu aumônier dans l'armée lors de la première Guerre du Golfe, est-ce que c'est vrai ?

En 1985 ou 1986, Ken Metcalfe m'a présenté au réalisateur Oliver Stone et au conseiller militaire Dale Dye, qui préparaient le tournage de "Platoon". Je devais occuper un poste d'assistant de production sur le film, et sans doute tenir un petit rôle à l'écran, mais j'ai alors appris que ma mère [adoptive] était gravement malade. Je venais juste de reprendre contact avec ma famille, après les avoir laissés sept ans sans aucune nouvelle. J'ai appelé mon père [adoptif] et pris la lourde décision de rentrer aux Etats-Unis. J'ai prévenu Ken, et je lui ai recommandé de recruter Henry [Strzalkowski] et Nick [Nicholson] à ma place, car ils avaient selon moi l'expérience nécessaire pour faire du bon boulot. Je ne regrette pas ma décision, car mon existence allait prendre une nouvelle direction.

Durant la première Guerre du Golfe, je me suis engagé comme réserviste au sein de l'US Army (j'étais trop vieux pour les Marines). J'avais envie d'action et de servir mon pays, non pas comme aumônier mais comme soldat. Sauf que j'ai été affecté dans une unité de la Police Militaire, et que la veille de notre départ, alors que nous étions prêts à être déployés sur le théâtre des opérations, on nous a appris que les ordres avaient changé. Du coup j'ai passé un an comme réserviste au sein de l'armée et je ne suis pas allé au Koweït. Peut-être est-ce mieux ainsi, la guerre avait jusqu'alors toujours fait partie de ma vie, de ma naissance en Corée à ma prime jeunesse au Viêt-nam, puis aux Philippines où, ironie du sort, je me suis retrouvé avec d'autres vétérans comme Romano et Nick à faire des films SUR la guerre. Je suis pourtant un homme de paix !

Don, somptueux en guerrier disco de la post-apocalypse (photo prise par son ami photographe John Silao).

Environ deux ans après mon retour, je suis devenu très impliqué dans les activités de ma paroisse. J'ai suivi une formation pour aider mon prochain, à travers l'écoute, l'accompagnement et la prière. Au fil des années, j'ai vu quelques films dans lesquels jouaient mes potes des Philippines, et je racontais alors autour de moi que je faisais autrefois partie, moi aussi, de cette "guérilla des artistes". Comme je joue de l'harmonica, je me suis retrouvé dans différents groupes de musique chrétienne, et en 1995 je me suis rendu à plusieurs reprises en République de Corée, mon pays natal, où des paroisses locales m'ont invité à rester. C'est donc là que je réside depuis, à la recherche de ma mère biologique (coréenne), avec le soutien compréhensif et l'assentiment plein de sollicitude de mes parents adoptifs.

Je me suis impliqué dans des ONG, qui aident ou ont aidé des milliers d'adoptés coréens à venir découvrir leur pays natal, et renouer un peu avec leurs racines. Je me suis mis à enseigner l'anglais. Je me suis marié avec une Coréenne, qui est policière. Bref, je me suis installé ici, dans mon pays d'origine. Je suis apparu à quelques reprises dans des émissions de télé locales, mais rien à voir avec ce que je faisais aux Philippines. Les Philippines, ça c'était vraiment la belle époque pour moi, et même quand c'était nul il restait toujours la satisfaction de "faire du cinéma". Ca restera la meilleure période de ma vie, la plus riche en aventures. Et je vous remercie beaucoup de m'avoir donné l'opportunité de vous la raconter.

Don en Corée, en 2007.

Vous aviez je crois un message personnel à adresser...

Oui, j'ai déjà évoqué avec vous comment j'ai engendré malgré moi un fils puis une fille [Note de Nanarland : lors de nos échanges, Don a en effet expliqué en détail comment il avait reproduit les mêmes « crimes » que son père biologique, le conduisant à subir une vasectomie à l'âge de 28 ans]. Vers la fin du tournage d'"Apocalypse Now", ma petite amie vietnamienne est tombée enceinte. Elle s'appelait Quan Thi Nguyen et descendait, paraît-il, de la famille royale d'Annam. J'avais 26 ans à l'époque, et j'étais un apprenti comédien aux perspectives incertaines. Quand elle a reçu son visa pour la France, elle a quitté les Philippines. Elle s'est remariée avec un homme d'affaires français, qui connaissait bien la langue et la culture vietnamiennes, et qui a adopté notre fils. Avec le temps nous avons perdu contact, mais dans une de ses lettres, Quan m'a assuré que notre garçon grandirait en connaissant mon nom. Alors si par chance, par un de ces miraculeux hasards de la vie, peut-être, mon fils venait à tomber sur votre site et sur cette interview... J'ai déjà eu le bonheur de rencontrer ma fille Mary, qui a elle-même deux enfants et vit aujourd'hui en Floride. J'aimerais à présent pouvoir retrouver mon fils. C'est un peu la raison pour laquelle je fais cette interview : pas par amour-propre ou vanité, mais avec l'espoir que mon fils, s'il habite en France et parle français, puisse tomber un jour, via un moteur de recherche, sur Nanarland, et cherche à établir un contact. J'aimerais vraiment pouvoir le rencontrer dans cette vie. Ce serait pour moi une façon de trouver la paix, et ne plus être hanté par mes erreurs passées. Encore merci.

Mise à jour du 12 septembre 2016 : Depuis que je vous ai accordée cette interview, en 2009, ma vie a suivi son cours. Je suis resté à Séoul jusqu'à mon divorce en 2010. Ensuite, je suis retourné à Manille, aux Philippines, où je vis depuis septembre 2011. Grâce à mes contacts, j'ai retrouvé du boulot sur les plateaux. J'ai bossé sur quinze films indépendants, comme acteur et surtout comme photographe de plateau. Je suis resté connu dans le milieu pour mon travail entre 1975 et 1985, on ne m'a pas oublié. Je couvre tous les festivals de cinéma, et travaille à la fois sur des productions locales et internationales. Je me suis fait un petit nom en m'efforçant toujours de raconter une histoire avec mes photos.

Don aux côtés de Mark Dacascos sur le tournage de "Showdown in Manila" (2016). Un film avec un casting très « Nanarland-compatible » puisqu'on y trouve, outre Mark Dacascos en tant qu'acteur et réalisateur, des figures comme Cynthia Rothrock, Olivier Gruner, Don « the Dragon » Wilson, Matthias Hues, Tia Carrere ou encore Casper Van Dien !

Je me considère comme étant en pré-retraite, mais je suis toujours très occupé ! J'enseigne la photo à des étudiants, et je m'efforce d'améliorer encore et toujours ma technique. Un jour peut-être, si Dieu me le permet, je ferai mon propre film, entièrement écrit et réalisé par mes soins, après tout pourquoi pas ? Si ça vous intéresse, vous pouvez me retrouver sur Facebook sous le nom « Don Gordon Bell », j'ai dans mon profil pas mal de photos de tournages d'hier et d'aujourd'hui, prises ici aux Philippines. J'adore ce que nous faisons, et continuerai à faire ce boulot aussi longtemps que possible. La grande vie ! [Note de Nanarland : en français dans le texte]

- Interview menée par John Nada -